Selon les chiffres de la Direction de l’administration pénitentiaire, 115 détenus se sont donné la mort en prison en 2009, 122 en comptant les condamnés en semi-liberté ou en permission de sortie. C’est 30 % de plus qu’il y a trois ans. Détenus, avocats et associations dénoncent une situation dramatique. Le personnel carcéral se dit impuissant. L’administration et les pouvoirs publics affirment avoir conscience de l’ampleur du problème. Mais pour l’instant, les mesures visant à traiter la question en profondeur font toujours défaut.

Derrière les statistiques du nombre des suicides, ce sont autant de vies brisées, de familles et d’entourages endeuillés. Derrière chaque suicide, il y a un drame, une histoire, une souffrance particulière. Alors, disons-le tout de suite : il ne s’agit pas ici de désigner des boucs émissaires qui seraient les uniques responsables du drame qui se joue actuellement dans les prisons françaises. Ce serait nier la singularité de chaque situation et la complexité du phénomène.

Constat implacable

Le constat ne souffre d’aucune contestation : l’univers carcéral français est depuis plusieurs années le théâtre d’un nombre extrêmement élevé de suicides. De 4 suicides pour 10 000 détenus en 1960, on est aujourd’hui passé à un taux d’environ 20 pour 10 000.

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(Source : INED)

Le taux de suicide des hommes de 15 à 59 ans dans l’ensemble de la population est resté quasi-inchangé entre 1960 et aujourd’hui (autour de 2,5 pour 10 000). Le ratio de  »sursuicidité carcérale » (rapport entre le taux de suicide en prison et celui de la population générale) est ainsi passé de 2 en 1960 à 7 actuellement.

Sur la période 2002/2006, la France possède de très loin le taux de suicide en prison le plus élevé de l’Europe des 15 (environ égal à 20 pour 10 000).

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(Source : INED)

Le ratio français de sursuicidité carcérale est cependant inférieur à celui de l’Italie (10), du Portugal (9) et du Royaume-Uni (8).

Un  »chiffre noir » des suicides en prison ?

Déjà très alarmants, ces chiffres seraient minorés par le Ministère de la Justice. C’est du moins ce qu’affirment certains ex-détenus, associations et avocats. Ainsi, ne sont pas comptabilisés comme suicides les décès par  »ingestion médicamenteuse » et overdose, lors d’un transport à l’hôpital, lors d’une hospitalisation, en garde à vue… En 2008, sur 131 décès constatés  »hors-suicides » par l’administration pénitentiaire, 85 sont classés comme  »autres » (ni mort naturelle ni homicide).

Maître Dominique BOH-PETIT (avocate et membre de l’Observatoire international des prisons), David DAEMS (délégué syndical FO-Pénitentiaire) et Hervé (ancien détenu, pendant plus de 7 ans en prison) réagissent à ces chiffres et à l’existence d’un éventuel  »chiffre noir »

Tentative … d’explications

L’une des premières explications qui vient spontanément à l’esprit est celle de la surpopulation. La promiscuité est à l’origine de stress, de conflits et de mal-être. Pourtant, les chiffres montrent que le taux d’occupation des prisons et le taux de suicide des détenus n’évoluent pas de façon parallèle dans le temps.Si la surpopulation est une atteinte réelle au respect de la dignité humaine, elle contribue paradoxalement à limiter le nombre de suicides. En effet, lorsque trois ou quatre détenus sont entassés dans une cellule prévue pour deux, il est plus difficile pour l’un d’entre eux de se donner la mort. Un détenu seul dans sa cellule souffrira moins de la promiscuité que de l’isolement, et son geste aura moins de chances d’être remarqué à temps.

André Malraux disait : «On ne se tue jamais que pour exister». En prison, cette maxime est encore plus vraie. L’acte suicidaire intervient quand le détenu est convaincu d’avoir été privé de sa dignité d’être humain par une succession de violences physiques mais surtout psychologiques. Choc de l’incarcération et de la privation de liberté, violences, insalubrité, conditions sanitaires épouvantables, humiliations, absence d’intimité, exclusion,absence de perspectives d’avenir, regard pesant d’autrui, addictions en tout genre, etc. sont autant de facteurs de risques potentiels. Sans parler du mitard, dans lequel on se suicide sept fois plus qu’en cellule  »normale ». Les conditions de vie en prison sont régulièrement dénoncées par les détenus, avocats, associations et gardiens. Elles constituent indéniablement des déclencheurs d’actes suicidaires, à défaut d’en être toujours la cause première.

Maître Boh-Petit et Hervé expliquent en quoi les conditions de vie en prison peuvent mener au suicide

Les prévenus (en attente d’un jugement, et donc présumés innocents) se suicident deux fois plus que les personnes déjà condamnées (30 contre 15 pour 10 000). Ainsi, un suicide sur quatre intervient dans les deux premiers mois de la détention, un sur deux dans les six premiers mois. Cela montre à quel point l’entrée en détention peut représenter un énorme traumatisme (difficultés d’adaptation à un monde nouveau rempli de contraintes et de codes propres, honte à cause de la révélation de l’acte, angoisse de ne pas pouvoir prouver son éventuelle innocence, etc.). Cela explique en partie pourquoi les détenus ayant une bonne situation sociale et financière et des liens familiaux importants se suicident plus que les autres (à l’inverse de la situation à l’extérieur). Le taux de suicide augmente également avec la gravité de l’acte commis.

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(Source : INED)

Vers un traitement carcéral de la maladie mentale ?

Si les conditions d’incarcération sont propices au passage à l’acte, elles n’en sont pas l’unique cause. Une récente étude a démontré que 80% des hommes emprisonnés présentent au moins un trouble psychique (40% de dépressifs, 7% de schizophrènes, 7% de paranoïaques, etc.) Ces populations sont particulièrement sujettes au suicide et à la violence. Leur maladie est souvent à l’origine de l’acte qui les a conduits en prison. Entre 1987 et 2000, la proportion de procès aboutissant à une décision d’irresponsabilité a été divisée par dix (de 5 à 0,5%), par 100 en Cour d’assises (de 16 à 0,17%). Dans le même temps, le nombre de places en psychiatrie est passé de 87 à 40 000. Une journée en prison coûte 150€ par jour à la société, contre 500€ en hôpital psychiatrique. Les 26 SMPR (services médico-psychologiques régionaux) ne comptent que 400 places, en plus à temps partiel. Le projet de création des UHSA (Unités hospitalières spécialement aménagées) complétera le dispositif. Il est jugé largement insuffisant par l’ensemble des intervenants en milieu carcéral.

David Daems, Maître Boh-Petit et Hervé évoquent la situation des malades mentaux en prison

Le  »kit anti-suicide »

C’est la réponse avancée par Michelle Alliot-Marie, Garde des Sceaux. Rondes de nuit, pyjamas en papier et matelas anti-feu. Objectif avoué : empêcher matériellement le passage à l’acte.

Maître Boh-Petit, David Daems et Hervé confient ce qu’ils pensent du  »kit anti-suicide »

Les pouvoirs publics entendent apporter une réponse technique à un problème qui est bien plus général. Il requiert une nécessaire remise en cause des politiques pénale et carcérale dans notre pays. Condamnés, les détenus sont mis provisoirement à l’écart de la société, mais pour la plupart ils y seront un jour réintégrés. La société a tout à gagner à faire en sorte que la prison ne soit plus une machine à broyer les hommes, mais une structure qui se donne les moyens de (re)socialiser les individus qu’elle accueille.

David Daems, Hervé et Maître Boh-Petit dévoilent comment ils envisagent l’avenir de la prison et quelles propositions ils formulent pour l’améliorer

Albert Camus disait :  »Une société se juge sur l’état de ses prisons ». Les détenus n’ont besoin ni de compassion, ni d’être considérés comme des victimes. Ils réclament simplement un peu de dignité et de respect. Ils veulent purger la peine à laquelle ils ont été condamnés, ni plus, ni moins. La justice, en quelque sorte.

 

Thomas REMY

 

Sources :

Association Ban Public

Observatoire International des Prisons (OIP)

Étude de l’INED (Institut national des études démographiques)

Administration pénitentiaire & Ministère de la Justice