Gérard Schlemaire est bouquiniste. L’un des derniers de Moselle. Installé depuis 1971 à Clouange, à 20km de Metz, Le Bouquiniste est une expérience à part entière. Un lieu, une voix, une ambiance. Un passage, un rendez-vous, une habitude. Toute cette magie lui permet d’être l’un des derniers survivants de l’avènement des écrans et des plateformes de commerce en ligne. Mais pour combien de temps encore ?

14h20, le téléphone sonne. Gérard Schlemaire, le bouquiniste de Clouange, décroche. Trois secondes s’écoulent. Il répond, sèchement.  » Non, toujours pas !  » Clap. Le combiné s’écrase sur son boitier.  » Je le connais bien le mec au bout du fil, assure le libraire. Il appelle tous les jours à la même heure pour savoir si j’ai reçu l’une des revues qu’il cherche « . Il s’agace. «  Je ne l’ai pas sa revue moi ! « . Il rigole. Comme un soulagement. Comme pour se dire que la proximité qu’il a développé depuis son installation en 1971 peut lui permettre d’escamoter toutes formules commerciales faussement courtoises. Il n’a plus grand-chose à y gagner de toute façon, lui, 74 ans et retraité depuis 2009. Il n’ouvre sa boutique que  » par passion « .

Routine et voyage

14h30, la porte de la boutique claque. Plus délicatement que le téléphone. Le « client du samedi 14h30 » apparaît, à l’heure. Comme tous les samedis depuis quarante ans. Cela vaut bien ce surnom. Son sachet bondé de bouquins –ceux empruntés le samedi d’avant- est posé sur le comptoir. Le voilà avalé par les étroites artères de la boutique, d’une petitesse planctonique au milieu des 100.000 ouvrages disponibles. Il feuillette, découvre, renifle, écoute, s’évade. Comme tous les samedis depuis quarante ans.

 » Je connais Gérard depuis que j’ai 8 ans, raconte l’habitué. Je l’ai découvert avant qu’il ait cette boutique, lorsqu’il faisait les puces sur Metz. C’est mieux qu’ailleurs. C’est différent. Ici, on peut rester le temps que l’on veut. Il y a une ambiance différente, une odeur à part« . L’odeur, celle du livre, des pages, du papier. Celle des paupières fermées et du voyage. Il s’arrête de parler. Ses yeux pointent le ciel. Au-dessus de lui, une enceinte.  » Tu entends ça …. C’est cette ambiance. Quand je viens ici, je me détends « .

Du Brassens chez le bouquiniste

Ni musique de méditation, ni sons relaxants, ni sonorités Feng-shui. Du Georges Brassens, tout simplement.  » Je suis un grand fan, avoue sans grande surprise Gérard. Je l’ai découvert en 1959, en concert, à Metz. Ce que j’aime chez lui c’est son côté subversif, provocant « . Que l’on débarque ici le mardi, le jeudi, le samedi : Georges Brassens. Sur les murs, au plafond, dans la réserve : Georges Brassens. Dans un cadre, en photo, en poster : Georges Brassens.

 » À une époque je passais de la musique classique, de la variété, du Jacques Brel et du Brassens, se souvient le bouquiniste. Désormais, le chanteur à la moustache est l’unique voix de la boutique. Gérard en a même fait sa marque de fabrique : « Les gens se sont tellement habitués à l’entendre ici que le premier qui rentre, s’il n’y a pas du Brassens, me dira que je suis malade à ne pas le passer. Une fois, un client partait faire ses courses. Sur le chemin, une chanson de Brassens à la radio lui a fait changer d’avis. Il a fait demi-tour et est finalement venu ici .« 

Notre regard noyé dans les géantes étagères de la boutique, nos narines caressaient des arômes de bouquins et notre esprit bercé par la voix de Georges Brassens, Le Bouquiniste est un exode multisensoriel vers l’ailleurs. Vers un autre monde.  » J’ai des personnes qui viennent régulièrement ici en sortant du travail. C’est l’une de leurs habitudes. Ils viennent, ils marchent, ils feuillètent. En venant ici, ils se reposent « .

 » Je n’achète plus de bouquins pour la jeunesse  »

15h05, la clientèle afflue. Une dizaine de personnes se partagent les quelques 60m2 de la boutique. Gérard les connaît presque tous. Pas un bruit. Un calme plat. À l’exception de Brassens, bien évidemment. Parmi les nouveaux arrivants il n’y a aucun adolescents, aucun jeune. Pourtant, nous sommes samedi après-midi. Cette absence, Gérard y est confronté depuis maintenant pas mal d’années. «  Je n’achète plus de bouquins pour la jeunesse, regrette le bouquiniste. J‘ai encore quelques BD mais ce n’est même pas les jeunes qui en lisent. Ce sont les gens qui les ont découvertes quand eux étaient gamins, des passionnées ou des collectionneurs. « 

Les écrans, Internet et les grandes enseignes de magasins culturels sont devenus les épicentres de la consommation culturelle des jeune. La question du renouvellement de la clientèle de Gérard se pose. Le futur de sa boutique s’y corrèle.  » Mon objectif c’est d’arriver jusqu’en 2021, pour fêter les 50 ans de la boutique. J’ai ouvert en 1971, le jour de mon anniversaire. Le 7 juin 1971. Jusque-là, ça ira « .

15h30, le téléphone ne sonne pas. Il a déjà sonné pour aujourd’hui. Le « client de 14h30 » est toujours là. Il lit. Brassens chante toujours. Une dame entre dans la boutique. Une bise, des rires, des blagues, des souvenirs. Gérard la connait depuis qu’elle a 18 ans. Elle en a 40 aujourd’hui. Il n’y a toujours aucun jeune. Lundi après-midi, le téléphone sonnera. La revue sera peut-être arrivée. Samedi prochain, 14h30, la porte claquera. Brassens chantera toujours.