L’université de Columbia a-t-elle raison de créer un diplôme de journalisme et informatique ?

 

L’émergence du « web journalisme » nécessite de repenser la formation des futurs journalistes. C’est pour répondre à ces besoins nouveaux que l’université new-yorkaise de Columbia lancera à la rentrée 2011 un nouveau cursus associant journalisme et informatique. L’université de Metz a quant à elle mis en place en septembre 2009 une licence professionnelle «Journalisme et médias numériques» qui entend former ses étudiants aux nouveaux enjeux découlant de l’aspect de plus en plus multimédia du métier. L’université américaine va pour sa part bien plus loin et entreprend un véritable mélange des genres, en fusionnant totalement les professions de journaliste et d’informaticien. Est-ce un choix pertinent ? Ou ne faut-il pas se contenter d’une échelle intermédiaire d’imbrication des fonctions – sur le modèle messin – davantage respectueuse de ce que sont les fondamentaux du journalisme ?

Les mutations technologiques actuelles bouleversent en profondeur les pratiques professionnelles et les habitudes des journalistes, ce qui implique pour eux la maîtrise de compétences nouvelles. Celles-ci ne sont pas encore enseignées de façon régulière et efficiente dans les écoles de journalisme ou les cursus universitaires. Une simple adaptation des enseignements dispensés n’est plus suffisante, c’est toute la formation qui doit être revue afin d’y intégrer ces nouveaux aspects.

Une formation inédite

Ce nouveau diplôme, le premier mêlant journalisme et informatique de façon aussi importante, sera de niveau master (équivalent à bac +5). Pour Shree Nayar, qui dirige le département informatique de l’université, c’est même  »le premier du genre ». Cette formation inédite se veut être une véritable passerelle, un trait d’union entre le monde du journalisme et celui de l’informatique.  »Nous avons pour but de produire une nouvelle génération de journalistes qui sera compétente dans les deux domaines » a indiqué Julia Hirschberg, professeur d’informatique à Columbia.

Pour ce faire, les enseignements dispensés devront forcément être novateurs. La formation se déroulera sur cinq semestres sur le campus de Columbia : trois dans l’Ecole d’ingénierie et de sciences appliquées, et deux dans l’Ecole de journalisme. En complément des cours auxquels ils assisteront aux côtés des élèves respectifs de chacun de ces deux cursus, les étudiants bénéficiant du double enseignement participeront à des cours magistraux et à des ateliers spécifiques. Pendant ces cours, ils étudieront l’impact des nouvelles technologies du numérique sur le journalisme, le rôle croissant joué par les citoyens dans la transmission de l’information, l’influence des réseaux sociaux, ainsi que l’instabilité du modèle économique de la presse en ligne. Lors des ateliers, les étudiants aborderont de façon plus pragmatique la conception de l’information. Ils découvriront comment construire un site Internet et gérer des rubriques, créer et insérer des contenus multimédias, concevoir des applications, tout cela en respectant une ligne éditoriale.

Le monde des médias est confronté à l’incompréhension de plus en plus criante qui existe entre des journalistes peu au fait des nouvelles technologies et des services informatiques chargés de transposer sur le web certains contenus. Les premiers éprouvent parfois les pires difficultés à expliciter et à formuler leurs attentes, car ils sont souvent démunis face au vocabulaire et aux méthodes utilisés par les seconds, qui eux n’ont en général pas de connaissances particulières en matière de journalisme. Cette double formation entend être une réponse concrète à ce type de problèmes et améliorer ainsi le fonctionnement des rédactions, en permettant à ses étudiants d’avoir «à la fois des aptitudes éditoriales et technologiques».

A Metz aussi

L’offre inédite de formation ici proposée se veut une réponse aux défis à venir du journalisme, bousculé par la migration massive des supports médias traditionnels vers le web. C’est dans cette optique que l’université Paul Verlaine de Metz a créé en septembre 2009 une toute nouvelle licence professionnelle, inédite et unique en son genre en France. Baptisée  »Licence professionnelle Journalisme et Médias numériques », elle se veut une réponse aux exigences nouvelles imposées par les mutations technologiques aux métiers du journalisme. Ayant bénéficié d’un enseignement en maîtrise des nouveaux outils web, elle entend former les étudiants qui sortent de ce cursus de façon à investir le support plein d’avenir que constitue Internet, en leur donnant les moyens d’adopter une approche réellement « rich media », telle qu’Alain Joannes a pu la définir dans son excellent manuel pratique. Mais une telle démarche n’est pas sans soulever des problèmes, qu’il convient d’examiner attentivement, concernant le lien entre journalisme et informatique appliquée au web, et la façon de fabriquer une nouvelle génération de journalistes adaptée aux défis actuels.

Quatre conceptions possibles

On peut résumer la problématique en quatre temps. On peut considérer, ce fut l’époque héroïque des débuts du journalisme sur Internet, que la fonction première d’un journaliste est de rester le fabriquant habituel d’infos qu’il a toujours été, en faisant de lui un simple usager Internet comme support supplémentaire de publication, ce qui l’a conduit à simplement mettre en ligne des papiers sans utiliser les caractéristiques propres du support. Cette approche est désormais reconnue par tous comme obsolète. La version web doit apporter un plus par rapport à ce qui est publié sur le support traditionnel.

La deuxième conception a vu le développement des sites de presse en ligne, qui ont mis à profit les potentialités offertes par le web pour proposer des contenus de plus en plus  »plurimédias » (combinant textes, photos, vidéos, sons, infographies) et intégrant des liens hypertextes, que ce soit par l’émergence de sites propres d’information (les fameux « pure players ») ou par des rédactions plus ou moins dédiées à la version web d’un média déjà existant… Le journalisme dans cet espace, est condamné à la polyvalence, il doit faire la preuve de son aptitude à écrire de façon en partie nouvelle, en maîtrisant diverses techniques (prise de son, vidéos, aptitudes rédactionnelles) et en pensant la combinatoire la plus adéquate au sujet traité de ces divers modes d’expression. C’est sur cette idée que repose la création de la licence professionnelle qui abrite ce webzine école qu’est webullition.info. Les apprentis journalistes doivent dès lors être formés à l’approche « rich media » qui est plus que la simple juxtaposition plurimédias de plusieurs supports, et à l’utilisation de ressources informatiques, de logiciels, permettant de créer des sites, des mises en page qui utilisent les ressources propres de l’écriture multimédia.

Le troisième niveau d’implication possible du journaliste dans les dispositifs techniques d’Internet suppose une intégration plus poussée des journalistes à la réflexion technique pour l’élaboration de dispositifs multimédias. Avec la montée en puissance des possibilités de langage multimédia, l’habitude que les internautes ont pu prendre sur des tas de sites de manipuler des dispositifs de mise en scène des données, un site d’information journalistique qui ne viendrait pas à développer les mêmes ressources, notamment pour élaborer des webdoc, risquerait fort de passer rapidement pour « ringard ». Les rédactions, dans l’univers Internet hyperconcurrentiel d’aujourd’hui, ont tout intérêt à adopter des langages et des dispositifs de présentation qui ne les isolent pas du reste du monde internet. A défaut de faire des journalistes des informaticiens, il faut au moins les armer pour être capables de comprendre le vocabulaire et le mode de pensée des informaticiens et des webmestres qui seront de plus en plus souvent leurs interlocuteurs, tout en les sensibilisant aux capacités créatrices que recèlent le langage multimédias. De nombreux sites ont pris en compte ces possibilités et affichent des web doc riches et innovants, comme le site du magazine Géo, ou Le Monde par exemple, à travers le reportage sur « le corps incarcéré », qui a obtenu le prix du webdocumentaire du festival Visa pour l’image en 2009. Une recension faite par Mindy McAdams d’animations flash marquantes montre l’étendue de ce qu’on peut faire. La licence webjournalisme de Metz intègrera du coup, dès la rentrée prochaine un cours de conduite de projet d’information multimédia, pour compléter son dispositif de formation et accentuer un peu plus encore la formation web et informatique de ses étudiants. Il s’agit de former de futurs journalistes capables de jouer un rôle d’ «interface», d’intermédiaire entre la rédaction et son service informatique ou les prestataires extérieurs en web-design qui communiquent parfois difficilement. Sensibilisés à l’utilisation des outils techniques et à la programmation flash ou HTML 5 (beaucoup moins consommateur de l’énergie du processeur et donc plus adapté aux supports mobiles de lecture qui se généraliseront à terme), éveillés aux innovations de présentation dont le réseau mondial regorge, ils seront en mesure de définir de façon plus optimale les besoins rédactionnels novateurs et d’adopter une écriture réellement multimédia, dont elle pourra facilement « passer commande » à des ingénieurs dédiés.

Avec des moyens bien supérieurs et une avance technologique et organisationnelle incomparable, dans le cadre d’une école de journalisme des plus prestigieuses, l’université de Columbia franchit une étape supplémentaire, en supprimant l’ultime barrière entre ces deux professions. Elle entend donc former des journalistes-ingénieurs, à moins que ce ne soit des ingénieurs-journalistes ? C’est tout le problème ! Comment réunir deux compétences si différentes dans une même formation ? Quels prérequis pour sélectionner les candidats ? Faut-il retenir des candidats au journalisme issus de filières classiques : plutôt lettres et sciences humaines pour le dire simplement, en faisant le pari de les hisser au niveau informatique requis, tout en ne perdant rien en route des fondamentaux du métier ? Faut-il au contraire considérer que les prérequis en informatique sont tels que seuls des informaticiens sont éligibles à candidater, et qu’on les formera au métier de journaliste, pour fabriquer une catégorie à part au sein des rédactions : les ingénieurs journalistes ? Ce serait sans doute une régression par rapport à l’idéal du métier, avec un risque évident de dérive vers une fascination pour la technique au détriment du fond. De plus la fonction de poil à gratter du journaliste, son implication dans la société, à la façon d’un Albert Londres, ne donne pas forcément à s’exprimer au mieux ou prioritairement par la maîtrise d’outils multimédias.

Ne pas aller trop loin

Pour autant, le métier est bouleversé par l’émergence de ce nouveau mode d’expression qu’est le multimédia, et une alphabétisation numérique est désormais indispensable pour s’approprier pleinement les ressources disponibles et élargir la liberté d’expression journalistique. Si former des webmestres à orientation journalisme peut paraître pertinent, faut-il comme ici pousser jusqu’au bout la logique et fusionner les deux métiers d’ingénieur et de journaliste ? Nous n’en sommes pas sûrs. C’est en tout cas un débat que cette initiative a le mérite de poser, nul doute que la profession saura s’en emparer car elle le doit. La troisième étape n’est-elle pas suffisante ? Former d’abord des journalistes, ouverts aux innovations multimédias et capables de dialoguer avec ceux qui resteront les concepteurs du dispositif technique, pilotés par la formulation d’une demande journalistique n’est-il pas le niveau pertinent d’adaptation de la formation au journalisme pour les temps numériques à venir ? C’est en tout cas le choix de webullition.

 

Arnaud MERCIER & Thomas REMY