La tuerie de Chevaline de septembre 2012 ressurgit depuis le 18 février au premier plan de l’actualité. L’audition d’un suspect dans cette sombre affaire est rapidement passée d’une dépêche AFP prudente, à la quasi résolution de l’affaire dans des médias emportés par la pression du direct. Devant cet emballement médiatique, un magistrat a procédé à un recadrage sévère.

Cette célèbre tuerie, restée mystérieuse, a provoqué une série de dérapages médiatiques, le jour où le procureur a publié un communiqué (18 février dernier) annonçant le placement en garde d’un vue d’une personne qui n’avait jamais été inquiétée jusqu’à ce jour. Revenons sur ces exemples de glissements sémantiques, d’analyses précipitées, de ruptures avec les règles élémentaires de prudence voire de transgression juridique.

Transgression juridique

Mardi  18 février au soir, BFM TV annonçait à ses téléspectateurs des informations exclusives sur les derniers développements de l’enquête consacrée à la tuerie de Chevaline. Trois photos prises par les enquêteurs au moment de la découverte du quadruple meurtre ont été dévoilées. A mesure que ces photos s’affichaient, le journaliste insistait sur l’importance de ces éléments dans la compréhension de l’enquête par les journalistes. Le problème : le corps ensanglanté du cycliste, Sylvain Mollier, apparaissait sur deux d’entre elles. La chaîne avait pris la précaution de flouter la silhouette sans vie du sportif. Mais la diffusion de ces clichés issus d’une enquête judiciaire a agacé le procureur de la République en charge du dossier. Le mercredi 19 février dernier, lors d’une conférence de presse, Eric Maillaud a affirmé que ces images avaient profondément choqué les proches de la victime et que « des lignes rouges » avaient été « dépassées ». Aussi le magistrat envisage-t-il  des « poursuites pénales » contre la chaîne, rappelant les journalistes au respect de la déontologie. Tout se passe comme si BFM TV possédait ses photos anciennes et profitait de l’occasion pour les diffuser, alors qu’elles ne donnaient aucune information pertinente sur la personne entendue par les gendarmes.

Ruptures avec les règles élémentaires de prudence

La presse française est restée relativement prudent au contraire de la presse britannique tabloïd qui n’a pas ses scrupules, c’est même sa triste marque de fabrique. Le Mirror a ainsi publié le nom du gardé à vue, avec sa photo personnelle, là où la presse française se contentait d’un « Eric D. » sans photo. Cela ne signifie pas que certains titres ne sont pas allez trop vite en besogne, faisant d’un gardé à vue un quasi coupable.

Selon le communiqué relayé par l’AFP rien ne relie le suspect au quadruple meurtre.  Dès 10h56, le 18 février, le site de France3 Alpes relaie les propos extrêmement prudents du magistrat : « ‘Il s’agit simplement d’un suspect, il peut très bien ressortir à 17 heures, si son audition ne donne rien’, a d’abord expliqué le procureur de la République d’Annecy, Eric Maillaud, à une équipe de France 3 Alpes ».

Le site de BFMTV sait lui aussi relayer l’appel à la prudence des autorités judiciaires : dans un message du 18 février mis en ligne à 10h41 et remis à jour le lendemain matin à 8h44 :

Pourtant beaucoup de titres n’ont pas tenu compte de ces appels à la prudence, faisant d’un simple interpellé pour vérification, un suspect en puissance, voire LE suspect.

Le pire exemple est la façon dont Metronews a traité la question, cédant aux tentations du sensationnalisme.  Dans un article daté du 18 février, le gratuit propose un portrait du suspect. Sous le titre : « Tuerie de Chevaline : « Le suspect a le profil d’un type un peu cinglé » » un article est publié dès le 18 février à 16h29. Il s’agit de l’interview d’un « psychiatre et criminologue ». Visiblement passionné par cette affaire, ce « professionnel » revient sur ses précédentes analyses : « J’avais dit à l’époque : « Si cela se trouve, il habite dans une ferme ou un village du coin. » ». Au fil de l’entretien, le criminologue critique le déroulement de l’enquête et analyse le comportement du suspect comme s’il était déjà coupable. Il pérore et condamne même les enquêteurs : « Les enquêteurs ont dû revenir un peu tardivement à la piste française alors qu’elle me semblait la plus vraisemblable. Il aurait peut-être fallu un peu plus de zèle localement ». Quelques lignes avant la fin de l’entretien, Michel Bénézech, rappelle in-extremis la présomption d’innocence, sous forme d’une concessive : « A supposer que ce soit bien le coupable, cela correspond à l’idée que je m’en faisais. Un type un peu « cinglé », peut-être raciste, un haineux ayant des comptes à régler ».

Dès lors, l’impression d’un psychanalyste-criminologue devient le profil psychologique d’un suspect. Et dans un article suivant, avec un lien URL renvoyant vers cet article, la dérive est totale : « Une centaine d’appels ont permis de resserrer l’étau autour d’un personnage à la personnalité trouble ». Le lien hypertexte, qui porte sur ce dernier qualificatif, renvoie à l’hypothèse du psychiatre concernant l’assassin et au descriptif du gardé à vue, ce qui le positionne de facto en coupable en puissance.

Glissements sémantiques

En 24h, les médias sont progressivement passés du vocable « un suspect » à « le suspect ». La nuance est importante. L’usage de l’indéterminé « un » maintient la présomption d’innocence. Utiliser « LE suspect » suggère la culpabilité de celui-ci. Cette confusion fausse l’information. Pourtant, les premiers articles évoquant « des sources proches de l’enquête » affirmaient nettement qu’il n’y avait pas de « d’éléments déterminants » pour confondre ce suspect. Rappelons que l’audition de cette personne reposait sur deux éléments. La présence de cette personne à proximité du lieu du crime et sa ressemblance avec le portrait-robot établi quelques mois avant. Mais avec ces indices présentés avec prudence, la presse tombe dans la mobilisation de clichés, communs dans ces circonstances, quand le suspect est mis en examen avec des charges très sérieuses. Du coup, chez Direct Matin, « l’ancien policier » devient « le suspect      n°1 », à la façon de l’ennemi public n°1.

Une hiérarchie douteuse de l’information

L’examen du téléphone portable du suspect situait l’ancien policier dans la zone de la tuerie au moment des faits, le 5 septembre 2012. Ce qui pour quelqu’un dont une partie de la famille vit dans le village est fort logique. Cette information a été mise en titre par plusieurs journaux, indiquant une forme de présomption de culpabilité. « Tuerie de Chevaline : le téléphone portable du suspect le situe dans la zone du crime » titre ainsi RTL.fr, et Ouest France va dans le même sens « Tuerie de Chevaline. Le portable du suspect était dans la zone du crime ». Pourtant, RTL écrit dans le même article : « Pour autant, les gendarmes ne disposaient pas ce mardi 18 février « d’éléments déterminants » pour confondre ce suspect ». Dans la hiérarchie de l’information, qu’est-ce qui a le plus de valeur ? Un indice ou les déclarations des gendarmes ?

Quelles explications avancer pour ces dérapages ? En premier lieu, la course au clic, pour générer du trafic sur le site, qui amène à tordre les faits afin d’être un peu plus dans le sensationnalisme. Par ailleurs, l’urgence qui fait perdre le recul nécessaire au traitement d’un dossier aussi complexe. Enfin, cette affaire mystérieuse a suscité de l’émoi et des attentes. La découverte, enfin, d’un possible coupable et qui plus est « local », hypothèse inédite, a conduit moult journalistes à tomber dans le piège de la précipitation.