Tanoé Ackah devant sa fresque Car le Marigot va à la rivière. Les feuilles ont été réalisés une par une avec de la mine de plomb. L’assemblage des 143 feuilles a ainsi donné l’œuvre.

En pleine préparation du prix d’Art Robert Schuman 2025, l’artiste plasticienne Tanoé Ackah originaire de la Côte d’Ivoire nous a accueillies pour échanger sur son travail à Metz et son émergence artistique dans la région.

Assise sur un coussin, Tanoé Ackah nous reçoit devant la projection de  son court-métrage Un géant secoue sa poussière. Le film de 13 minutes fait partie des œuvres que présente Tanoé Ackah au prix Robert Schuman. Cet événement biennal fait son retour cette année à Metz, où l’artiste a été sélectionnée aux côtés de quinze créateurs issus des villes du réseau Quattropole (Metz, Luxembourg, Trèves et Sarrebruck). Les œuvres de Tanoé Ackah exposées actuellement à la galerie de l’Arsenal abordent son histoire intime. À partir de son héritage familial, l’artiste présente au public trois œuvres : Car le Marigot va à la rivière, Les Cousines et Un géant secoue sa poussière.  Trois œuvres sous trois formats différents mais qui puisent leur inspiration dans ses souvenirs d’enfance en Côte d’Ivoire. Elle est actuellement soutenue par l’aide à la recherche et à la création et l’aide à l’émergence de la région Grand Est.

Comment Metz est devenue votre lieu d’expression artistique ?

Ça n’a pas été évident. À l’époque, j’étais en Côte d’Ivoire et j’avais tenté une école d’art à Nancy. Finalement, j’ai été admise à Metz qui était un choix pratique. Trouver un thème était compliqué. Je prenais beaucoup de photos en Côte d’Ivoire : à Metz, j’avais du mal à prendre racine et à trouver une matière intéressante à photographier. Progressivement, en partant du souvenir d’enfance et des photographies d’archives familiales, j’ai commencé par composer des œuvres, des collages, des photomontages. Metz est alors devenu un terrain de création quand j’ai commencé à faire des allers-retours entre la Côte d’Ivoire et la France. Metz me permet d’être productive et d’écrire beaucoup. Toute cette écriture s’est matérialisée sous forme plastique.

Racontez nous un peu le processus de création de vos œuvres

Parmi mes trois œuvres, une a été produite en 2024-2025. Deux sont des créations inédites :  Un géant secoue sa poussière et Car le marigot va à la rivière. La première est un film tandis que la seconde est une fresque. Dans Les cousines, c’est du collage. Les photos ont été imprimées et prédécoupés. En 2023 pour filmer Un géant secoue sa poussière, j’ai voyagé en Côte d’Ivoire. C’était mon premier court-métrage. Le projet a mis beaucoup de temps à sortir. La rencontre avec la curatrice a donné une impulsion, un coup d’élan pour monter le film.

Y a-t-il des œuvres que vous avez réalisées volontairement pour le prix ?

Car le marigot va à la rivière est véritablement une création faite sur mesure pour le prix parce qu’elle n’existait pas encore au moment de ma présélection. L’avant-veille de mon retour de Côte d’Ivoire j’avais produit des frottages pour la fresque. Quand je suis rentrée avec, la curatrice a dit « On va l’exposer. »  L’étape de recherche ressemblait selon moi à quasiment rien. Dans le milieu, on a le coup d’œil : je sentais un grand potentiel mais je ne savais pas comment j’allais produire. La base de l’œuvre, la marmite de ma grand-mère était restée à Abidjan. Les premiers frottages étaient très invisibles. À partir de ça, je devais reproduire une matrice qui soit fidèle à la marmite. C’est en août 2025 durant un atelier organisé au Puzzle de Thionville qu’on a vu que ça fonctionnait vraiment bien. C’était un beau crash test. 

Et pour Les Cousines ?

Au départ, j’ai voulu faire le parallèle avec les photos de ces personnes noires ou afrodescendantes prises par des photographes et des ethnographes. Très souvent, ils détouraient, c’est-à-dire qu’ils venaient se focaliser sur les colonisés en coupant le paysage : ça les fétichisait tout de suite. J’ai voulu reproduire cette technique. Ma sœur, par exemple peut se retrouver à côté d’une actrice de cinéma prélevée sur Internet ou à côté de revues. Les images sont tellement mêlées qu’on ne peut plus discerner forcément la personne sur la photo.

Les Cousines, série de portraits réalisés à partir de photos personnelles et d’images d’internet et de revues.

Quel est le fil conducteur que l’on retrouve dans ces trois œuvres ?

On peut retrouver deux souvenirs d’enfance majeurs comme point de départ de mon travail.

Premièrement le masque d’enfance perdu qui a initié cette recherche. J’ai souhaité le retrouver à travers ce voyage en Côte d’Ivoire. Le masque s’appelle « Zamble ». C’est un nom que nos parents donnaient à un masque qu’on avait chez nous. Mais en réalité c’est un masque danseur. Un jour on a perdu ce masque. J’ai essayé de remonter les souvenirs pour comprendre où il était, savoir s’il vivait toujours, s’il dansait toujours, et si la tradition était morte.

L’autre souvenir important est la figure maternelle. Elle est exploitée à travers la figure de ma grand-mère, d’où les grandes marmites de la fresque. L’œuvre questionne les notions de fertilité, de maternité, de nourriture, de deuil, en particulier celui de ma grand-mère. Le titre aussi n’est pas anodin : il induit un chemin, quelque chose qui coule. Finalement on se situe un peu entre la terre et l’eau. D’une part avec la figure très terrestre du masque et d’autre part, avec une figure plus maternelle, plus douce.

Est-ce que vous appréhendez le retour du public messin par rapport à tes œuvres qui transmettent inéluctablement cette culture ivoirienne ?

Non, je n’ai pas pensé à ça. C’est vrai qu’à première vue, la sélection est censée proposer des artistes qui ont un lien fort avec le territoire. Dans mon travail, on sent tout de suite un entre-deux. En lisant mon œuvre, on comprend qu’il y a une idée de déplacement. Le fait d’avoir tiré la matière de recherche en Côte d’Ivoire et d’avoir produit ici induit un dialogue entre les territoires. J’ai été nourrie par des textes que j’ai écrits ici. Je suis aussi issue d’une double culture avec la France depuis petite. Je me sens du coup très légitime de parler de mon travail. C’est ça être un artiste de la diaspora qui crée en France. Ces œuvres n’auraient pas été produites si j’étais restée en Côte d’Ivoire. Ce qui leur a vraiment donné naissance, c’est ce déplacement qui m’a permis ce regard en arrière.

L’installation pour la projection d’Un géant secoue sa poussière est particulière. Trois coussins ont été placés devant trois télévisons qui diffusent le film. Du sable provenant d’Alsace a été ajouté pour rappeler les sols rouges de Côte d’Ivoire.

10 000 euros sont en jeu pour le lauréat du prix : si vous les remportez que ferez-vous avec cette récompense ?

Déjà me récompenser. Je me ferais plaisir avec un petit cadeau, quelque chose de très matériel comme un bon restaurant. Ensuite, je pense que je donnerai symboliquement une petite partie à ma mère parce qu’elle a financé le court-métrage. Un film nécessite beaucoup de moyens. Malgré l’aide de la région et de la DRAC qui étaient très conséquentes, ma mère a dû aussi financer. Puis avec le reste de la récompense, comme toute artiste, je ferais surtout un fonds de roulement avec 5000 euros. À mon stade cette somme a été à chaque fois le fonds nécessaire pour lancer un projet, de la recherche jusqu’à la production. On ne se rend pas compte à quel point les moyens financiers peuvent déterminer notre travail. Avant d’avoir l’aide à l’émergence, je me disais que j’étais plutôt en panne d’inspiration. On se rend vite compte qu’une première subvention te permet de concrétiser ta recherche. Une œuvre est toujours plus parlante si c’est une feuille imprimée, plutôt qu’une image dans la tête. La feuille imprimée vit, elle existe et elle va appeler d’autres choses. 

C’est un prix qui donne énormément de visibilité ?

Oui, le prix est un grand coup de boost. Ça permet de diffuser pas mal autour de son travail et pas uniquement dans la région messine. Pour mon cas, il y a des curateurs que j’avais déjà rencontrés à Abidjan pendant mon voyage de recherche. Ils suivent un peu ce que je fais, et je me dis que c’est super pour mon projet d’exposition là-bas.

Le prix a été remis à l’artiste Ludovic Landolt le 13 novembre. Les œuvres de Tanoé Ackah sont exposées jusqu’au 11 janvier 2026 à la galerie de l’Arsenal à Metz.