Nice-Matin est dans le rouge. En interne, le climat est électrique. Après un mois et demi de négociations avec l’intersyndicale, la direction a présenté le 29 novembre un projet d’économie qui comprend 148 suppressions de postes. Reste à tomber d’accord sur son étalement dans le temps.

« Un mois et demi que l’on négocie. Un mois et demi que l’actionnaire nous renvoie dans les cordes. Et puis hier, enfin, il semble comprendre ce que le mot négociation veut dire ». Fin novembre, le communiqué est officiellement rédigé par le Syndicat National des Journalistes (SNJ) : après des semaines d’attente des salariés, un accord est sur le point d’être trouvé avec la direction.

Le groupe Nice-Matin, filiale du groupe Hersant qui détient les journaux Nice-Matin, Var-Matin, Corse-Matin et Monaco-Matin, est en proie à de lourdes difficultés financières.

On se souvient fin 2012 de l’entrée fracassante de Bernard Tapie dans le groupe (Lire notre rappel des faits en bas de l’article). Lui et la famille Hersant s’étaient alliés pour racheter ensemble le groupe GHM. L’accord a été de courte durée : en juillet 2013, ils annonçaient leur divorce. GHM redevient alors l’actionnaire majoritaire de Nice-Matin. Mais sans Bernard Tapie pour investir dans le journal, le groupe se retrouve à nouveau face à des problèmes de trésorerie.

En septembre, le SNJ craignait même le dépôt de bilan : si rien n’est fait, les caisses seront vides en janvier. Depuis mi-octobre, un bras de fer se joue donc entre l’intersyndicale et la direction pour décider du contenu d’un plan qui doit permettre d’économiser environ 14 millions.

148 suppressions de poste annoncées

Philippe Hersant, patron du groupe Hersant Média, avait d’abord proposé un plan de 183 départs. Un chiffre suffisant pour faire baisser les charges salariales de 14 millions sur 2014. « Il veut 183 têtes ! (…) C’est énorme dès lors qu’il veut voir partir les salariés sous douze mois. Qu’il veut place nette vite, sans scrupule ni état d’âme », rétorque l’intersyndicale (SNJ, SNJ-CGT, CGT, CGC et FO), qui a alors entrepris de bloquer le nombre de départ à 133, en proposant d’autres mesures d’économie.

Le plan retenu comprend finalement 148 suppressions de poste, ainsi qu’environ deux millions d’euros d’économies. De quoi arriver à une économie totale de 13, 2 millions d’euros. « On a accepté un certain nombre de réductions de postes et des mesures comme le non-paiement des heures supplémentaires et de primes d’objectifs, la suppression des intérimaires et un parc de voitures de fonction moins coûteux », liste Rodolphe Peté, du secrétariat général du SNJ.

Seul point de crispation encore non résolu : la durée de la mise en place du plan. Le groupe tient à ce que les départs se fassent rapidement, sur une période d’un an à un an et demi. Les syndicats réclament plus de temps, environ trois ans. « Il faut que l’entreprise continue de fonctionner. Avec un plan sur quinze mois, il y aura une partie de licenciements secs. Et ça, ça n’est pas acceptable », défend Rodolphe Peté.

Les négociations sont pour le moment suspendues, jusqu’à la semaine du 9 décembre. La direction souhaite dresser un inventaire du nombre de salariés volontaires pour partir rapidement, ceux proches de la retraite ou qui préfèrent se lancer dans une nouvelle carrière. « On devrait avoir des nouvelles très vite, traduit l’élu SNJ. Pour le moment, ça se passe bien mais il ne faudrait pas que ça dure plus longtemps. Au bout de plusieurs mois d’attentisme, sans nouvelle, alors que les fêtes de fin d’année arrivent, les gens sont un peu déboussolés et ça crée des tensions. »

Une forte mobilisation au sein de l’entreprise

Face à cet avenir incertain, les salariés – environ 800 dont 230 journalistes – ne baissent pas les bras. En interne, la résistance s’est organisée avec plusieurs actions symboliques depuis la rentrée.
Le jour de l’annonce par la direction de 183 postes, 183 salariés s’étaient couchés sur la route, en face du siège du journal (cf. photo ci-contre).

(Crédit : SNJ)

Et le 30 novembre, date de l’échéance officielle des négociations, ils ont maintenu la pression en distribuant dans le Var et les Alpes-Maritimes un mini-journal expliquant la situation économique du groupe et le risque pour le personnel :

Sur les réseaux sociaux, les salariés ne sont pas moins virulents avec un groupe Facebook et un compte Twitter, « Nice-Matin Résistance », très alimentés et suivis au total par 3000 personnes.

« Tout le monde est mobilisé car l’enjeu, c’est la survie de l’entreprise, justifie Rodolphe Peté. Au printemps 2010, nous avions déjà eu un conflit avec l’actionnaire, qui voulait vendre le siège social. Et là aussi il y a eu ce réflexe de défense, cette forte mobilisation ». D’autres actions pourraient être envisagées s’il y a finalement « de la casse sociale » dans le plan envisagé par la direction.

« La balle est dans le camp de l’actionnaire »

Si le plan d’économie est enfin signé, les syndicats attendent encore « avant le tout début janvier » un geste de l’actionnaire afin de le financer et éviter le redressement judiciaire. « Hersant doit faire son travail et amener les fonds nécessaires à la pérennité de l’entreprise. Il y a un ou deux ans de trésorerie à avancer », juge Rodolphe Peté. L’autre solution serait de laisser la place à un nouveau partenaire financier, un « vrai actionnaire-investisseur » ou « une vente ».

Il faut aussi pour le groupe démêler cette situation inextricable amorcée avec l’arrivée de Bernard Tapie : le partage du capital du groupe n’est pas encore juridiquement établi. D’après 20minutes, qui le tient de « source syndicale », « les actionnaires Philippe Hersant et Bernard Tapie devraient entériner leur divorce et le partage du groupe le 19 décembre devant le tribunal de commerce de Paris. Ils auraient signé cette semaine un accord préalable, au contenu encore confidentiel.« 

 Des salariés qui y croient encore

Attachés à leur titre, les salariés sont en tout cas prêts à y croire. Le « virage numérique » est bien sûr nécessaire. Il faut que le journal trouve ses marques sur internet, mais à condition « d’un certain nombre d’investissements techniques, matériels et de formations, et qu’on ait suffisamment de monde sur le terrain pour faire ce travail », prévient-il.

La crise de la presse papier se fait de plus en plus sentir, mais pas question de se décourager. « La situation n’est pas brillante, autant pour la presse nationale que régionale, admet l’élu SNJ. Mais on arrive aux municipales, c’est un enjeu important pour nous. Les gens d’ici nous attendent, il faut que l’on continue à proposer quelque chose ».


[toggle title= »Que s’est-il passé à Nice-Matin depuis l’arrivée de Bernard Tapie ? »]

  • Novembre 2012 : Déjà le spectre du dépôt de bilan

Le groupe Hersant Média (GHM) tente d’éviter le redressement judiciaire. Le rachat de Nice-Matin et La Provence en 2007 a été couvert par un emprunt auprès de plusieurs banques et a fini par l’endetter. «Étranglé par une dette de 200 millions d’euros, il cherche à fusionner une partie de ses actifs avec le groupe Belge Rossel (qui édite La Voix du Nord NDLR) », rapporte le site Marsactu. Juste avant, début novembre 2012, le groupe venait également de mettre en place un plan social de 1650 salariés en liquidant la Comareg, sa filiale de presse d’annonces, qui éditait Paru-Vendu.

  • Décembre 2012 : L’arrivée de Bernard Tapie

Le 26 novembre, Bernard Tapie fait une offre de reprise au groupe. Connu pour ses prises de becs avec les journalistes, certains soupçonnent l’homme d’affaire de vouloir se rapprocher de la mairie de Marseille.

La famille Hersant s’allie avec lui afin de recapitaliser l’entreprise. Les deux partenaires apportent un total de 51 millions d’euros dans le groupe Hersant Média (GHM). Cet accord permet d’effacer les 165 millions de dette du groupe sur les 215 millions existants. Tapie devient actionnaire à 50 % et Philippe Hersant reste aux manettes. Ce « tour de passe-passe » va d’ailleurs intéresser la justice, qui lance une enquête préliminaire en février 2013.

  • Juin 2013 : Saisie des biens de Tapie

Le 28 juin, Bernard Tapie est mis en examen pour escroquerie en bande organisée dans l’enquête sur l’arbitrage d’Adidas. Ses biens sont saisis par les juges. Le Syndicat National des Journalistes, qui s’inquiète que ses parts dans le groupe ne soient également saisies, en profite pour « rappeler leurs patrons à leurs devoirs » dans un communiqué : « Aucune suite n’a été donnée aux promesses d’investissement faites par le nouvel actionnaire, le groupe Bernard-Tapie. Aucun plan de relance du groupe Hersant ».

  • 16 juillet 2013 : Le divorce des deux clans

Après six mois d’association seulement, c’est le divorce. Faute d’être parvenu à un projet commun, la famille Hersant et Bernard Tapie repartent chacun avec leur part du gâteau : 100% de la Provence et 50% de Corse-Matin à Bernard Tapie ; 100% de Nice-Matin, 100% de France-Antilles et 50% de Corse-Matin à la famille Hersant. Mais Tapie reste actionnaire minoritaire (25 %) du groupe Nice-Matin.

  • 14 septembre 2013 : La crainte d’un déficit de plus de 6 millions

Très inquiet, le SNJ publie un communiqué qui alerte sur la situation du groupe : son résultat d’exploitation sur les six premiers mois de l’année afficherait une perte nette de 3,8 millions d’euros. Avec « des ventes encore en baisse de 8% sur l’été et un chiffre d’affaires publicitaire également en recul », ils redoutent de finir l’année « sur un déficit de plus de 6 millions d’euros ».

  • 7 Octobre 2013 : Le plan social pointe son nez

Le patron de Nice-Matin, Dominique Bernard, évoque pour la première fois la mise en place d’un plan social de 180 à 200 postes. L’atmosphère se tend entre syndicats et direction.

Pour résoudre ses problèmes de trésorerie, Hersant envisage également la cession totale de Corse-Matin à Bernard Tapie. Une hypothèse qui « met en émoi » les syndicats du groupe Nice-Matin.

Le commentaire de Rodolphe Peté, du SNJ :

« Le feuilleton dure depuis un petit moment », résume un élu du SNJ, Rodolphe Peté. « L’accord entre Tapie et Hersant n’a pas abouti. Et en attendant, au fur et à mesure de l’année 2013, les résultats de l’entreprise se sont dégradés. Au final, on va avoir un défaut de trésorerie car les dépenses sont supérieures au recettes. On a perdu un an à cause de deux actionnaires qui n’ont pas réussi à se mettre d’accord. Maintenant il faut trouver un nouvel investisseur et lancer de nouveaux projets, de nouveaux produits ».
[/toggle]