La grève du Journal du Dimanche de cet été rappelle celle d’Europe 1 de juin 2021. Toutes deux surviennent après un rachat des médias par Vincent Bolloré. Grève des rédactions, suppressions d’émissions, évictions des journalistes, trois éléments qui semblent montrer une certaine « méthode » Bolloré.

Cinq minutes et deux secondes. C’est le temps qu’il a fallu à David Assouline, rapporteur de la commission d’enquête du Sénat sur la concentration des médias lors d’une audience le 19 janvier 2022, pour énumérer les biens de Vincent Bolloré dans le seul monde des médias. Du groupe Canal+ à Prisma média (VOICI, Capital, GEO…) en passant par Hachette, cela fait une vingtaine d’année que l’industriel breton construit un empire médiatique au service de ses idées. Entre grèves, départ des journalistes et accusation de censure, une tendance semble se dessiner sous son influence. Peut-on identifier une méthode Bolloré, qui lui permet de s’imposer dans la ligne éditoriale des médias qu’il possède ?

On ne touche pas à l’empire Bolloré


Le 9 février dernier, sur France Inter, Rima Abdul Malak, ministre de la Culture, s’inquiète de la liberté d’expression et du pluralisme des médias du groupe Vivendi. La riposte arrive au pas de course. Sur les chaînes du groupe Canal+, plus d’une trentaine de débats ou sujets ont été consacrés à l’affaire. Sur Europe 1, Gaspard Proust qualifie la ministre de « nouille progressiste ». Si Bolloré affirme devant la commission sénatoriale le 19 janvier 2022 que sa « capacité personnelle à aller imposer des choses n’est pas très importante », la ligne éditoriale des médias du groupe Vivendi est claire : on ne touche pas à l’empire Bolloré.

L’empire médiatique de Vincent Bolloré s’accroît ces dernières années à travers le groupe Vivendi. Sources : Vivendi

Des méthodes « brutales »

Les méthodes mises en place par Vincent Bolloré pour façonner ses médias à son image ont été plus d’une fois qualifiées de « brutales ». Entre évictions des journalistes, suppression de programmes qui le dérangent et discours musclés, pour Emmanuel Poupard, 1er secrétaire général au SNJ, « la brutalité de Bolloré est légendaire. (…) Il arrive en vidant ses rédactions des journalistes ». Face au Sénat (quand ?), l’industriel se défend : « je ne pense pas qu’il y ai de gestion brutale. Il y a simplement le courage de dire les choses ». Avant d’assumer : « Si c’est ça que vous appelez brutal, alors oui je le suis ». Isabelle Roberts, fondatrice du média en ligne Les Jours et qui a enquêté sur Bolloré, explique dans une interview pour Ouest-France qu’il y a bien « un système Bolloré (…) très prévisible, qui a commencé lorsqu’il a imposé sa marque à iTélé, devenue CNews, mais qu’on a vu à l’œuvre à Canal +, Paris Match, à Europe 1 et maintenant au JDD ».

Des journalistes choisis sur le volet

L’industriel Breton l’affirme lui-même lors du comité d’entreprise de Canal+ du 3 septembre 2015 : « La compétence est importante, mais la loyauté, tout comme la relation dans le travail, est plus importante encore ». Pour avoir un média au service de ses valeurs, le premier ingrédient de la méthode Bolloré est donc de se forger une équipe loyale, et cela, peu importe le prix.

 » La brutalité de Bolloré est légendaire. »

Emmanuel Poupard

Pour créer cette équipe de loyaux soldats, Bolloré commence par y placer à la tête des généraux de confiance. Comme Mathieu Peyceré, directeur des ressources humaines de Vivendi en 2002 qu’il nomme au même poste chez Canal+ dès son premier comité d’entreprise. Pour Bolloré, toujours lors du comité d’entreprise de Canal+, « Mathieu Peyceré est le plus gentil des DRH ». Il va même jusqu’à recommander aux élus de « faire attention avant de le dégommer parce qu’ils ne trouveront pas meilleur ». Après avoir placé ses pions, la deuxième étape de la méthode Bolloré est de se débarrasser de ceux qui gênent. Une de ses premières actions chez Canal+ est de se séparer des Guignols de l’info, leur reprochant un « abus de dérision ». Rebelote chez Europe 1. Après l’éviction de plusieurs journalistes ayant manifesté contre l’arrivée du Breton à la tête de la radio, c’est au tour de l’humoriste Nicolas Canteloup de se faire remercier sans préavis, un mois après que ce dernier ait défendu les grévistes en juin 2021. Après 16 ans sur les antennes de la radio, Canteloup affirme que « ce n’était pas le choix d’Europe 1 ». Les journalistes des rédactions d’Itélé, Europe 1 et le Journal du Dimanche ont fait grève après le rachat de leur média par Vincent Bolloré.
Enfin, Bolloré n’hésite pas à avoir recours à la censure et aux pressions en tout genre. A peine arrivé chez canal +, il déprogramme un documentaire sur le Crédit mutuel, dont il est proche du PDG, licencie Ara Aprikan qui avait tenté d’évincer Cyril Hanouna de l’émission Touche pas à mon poste, ou encore supprime l’émission Spécial Investigation.

Des raisons plus idéologiques qu’économiques

Cette équipe loyale permet à Vincent Bolloré de s’assurer que les contenus de ses médias soient compatibles avec ses intérêts personnels, souvent plus idéologiques qu’économiques. Si ce dernier assure devant le Sénat « qu’il n’y a aucune idéologie politique » derrière ses investissements, Emmanuel Poupard estime, lui, qu’ »il a sciemment menti » devant le Sénat. Raphaëlle Bacqué, journaliste au Monde, affirme dans une vidéo du même média, que « les autres actionnaires pèsent pour leurs intérêts, les intérêts de leur industrie, et de leurs entreprises. Lui, il pèse pour ses idées. Ce à quoi il croit, il mène campagne comme le ferait un responsable politique ». Cette politique, c’est celle de la défense de l’occident chrétien. Celle souvent affiliée à l’extrême droite, dont Zemmour, le candidat impulsé par Bolloré, fait partie. Eric Zemmour, donnait son avis tous les soirs à 19 heures sur CNews dans Face à l’info. En septembre 2021, le Conseil supérieur de l’audiovisuel, qui le classe comme personnalité politique, le somme de quitter la chaîne..

La « stratégie » de ses médias il l’explique au Sénat : mettre en avant « la culture française, la culture européenne face à la culture américaine et asiatique ». Pour Emmanuel Poupard, ce projet politique est « un danger parce que maintenant il est installé partout. C’est dangereux pour quelqu’un qui pousse Zemmour » à l’élection présidentielle.

Cette volonté politique, on la retrouve à travers un lapsus de l’actionnaire breton devant la commission d’enquête, trois mois avant les élections présidentielles : « personne ne pensait, personne ne savait, qu’il (Éric Zemmour) allait être président de la République ».

Les médias du groupe Bolloré impactent des millions de personnes chaque jour. © Vivendi

Cette idéologie vient directement impacter la ligne éditoriale de ses médias comme lorsqu’il rattache Europe 1 à CNews avec des codiffusions, des émissions diffusées simultanément sur la chaine et la radio. Comme ce fut le cas de la matinale de CNews qui vient remplacer celle du weekend d’Europe 1 en septembre 2021.

« Ça fait des années qu’on dit qu’il faut l’arrêter mais personne ne fait
rien. »

Emmanuel Poupard

Dans le même temps, les audiences de la radio ne font que chuter depuis l’arrivée de Bolloré à sa tête. Confirmant que l’idéologie politique pèse plus dans l’investissement médiatique de l’industriel que l’économie. 

Si les audiences d’Europe 1 se stabilisent sur l’année, elle n’en reste pas moins dernière du classement des radios généralistes

Une méthode inarrêtable ?

Derrière cette « méthode Bolloré » se cacherait donc bien une « volonté éditoriale qu’il assume » selon Emmanuel Poupard. « Ca fait des années qu’on dit qu’il faut l’arrêter mais personne ne fait rien. (…) on espère que les pouvoir publics vont enfin faire quelque chose. C’est plus possible que des gens comme ça arrivent dans les médias en faisant la pluie et le beau temps ».

Le 12 septembre dernier, une proposition de loi menée par la député écologiste Sophie Taillé-Polian et visant à protéger la liberté éditoriale des médias a été déposée à l’Assemblée Nationale. Elle fait suite à la grève de cet été du JDD. Cette loi vise par ailleurs à conditionner les aides publiques à la presse comme les aides à la diffusion à un « droit d’agrément sur la nomination du directeur ou de la directrice de la rédaction ». En 2022 les aides directes à la presse représentaient 110,4 M€ du budget annuel de l’Etat. Si cette loi passe, pour pouvoir bénéficier des aides publiques à la presse, les médias devront donc prendre en compte l’avis de leur rédaction avant de nommer un nouveau directeur.

Madeleine Montoriol