Darwin Franco, journaliste Mexicain et professeur à l’Université de Guadalajara, a été reconnu en 2014 pour son reportage « Avez-vous trouvé votre enfant ? : le calvaire des mères des disparus de Jalisco » (“¿Ya apareció su hijo?: El calvario de las madres de los desaparecidos en Jalisco”). Il est collaborateur du site « Nuestra Aparente Rendición » et membre du réseau de journalistes socialement engagés, « periodistas de a pie ». En rapportant l’actualité locale de l’Etat de Jalisco, il est devenu spécialiste des questions de violence sociale.

Un jour avant la mort de Moisés Dagdug Lutzow (le quatrième journaliste assassiné au Mexique depuis janvier 2016), Darwin et moi nous réunissons pour une interview au sujet de la situation actuelle de la presse mexicaine. Bien qu’il s’agisse d’une réunion virtuelle et malgré les difficultés pour réaliser l’appel-vidéo, la communication coule sans problème. Durant notre entretien, il partage avec moi son analyse et opinion sur l’actualité du journalisme mexicain. Voici l’intégralité de la conversation.


Bonjour Darwin, j’aimerais tout d’abord connaître votre opinion : pourquoi est-il aussi risqué d’être journaliste au Mexique ?

Au Mexique, il est risqué d’être journaliste car le niveau d’impunité et de violence a franchi des limites. Nous vivons, depuis la fin de 2006 une véritable guerre contre le crime organisé. Celle-ci a été menée uniquement par les armes, ce qui a causé une envolée des violences, homicides, enlèvements, disparitions, extorsions et vols. Dans ce contexte, les journalistes ont travaillé sans les mesures de sécurité qui auraient pourtant été nécessaires. Nous nous sommes retrouvés au milieu d’une guerre et sans le vouloir, nous sommes devenus reporters de guerre. Les agressions ont commencé car de manière systématique, beaucoup de collègues ont mis en évidence les liens entre le crime organisé et le gouvernement. Et montrer cela est une des principales raisons pour lesquelles être journaliste au Mexique aujourd’hui est risqué.

Considérez-vous donc que, plus que des atteintes à la liberté d’expression, cette violence contre les journalistes est une protection envers ces liens entre crime organisé et gouvernement ? Peut-on différencier ces deux types d’actes ?

Ce qui est compliqué au Mexique, c’est que tout est mélangé. Je crois que la mission du journaliste est de dévoiler des vérités, et ces vérités vont à l’encontre des intérêts de beaucoup de monde. Ce décor de violence dans lequel nous vivons profite à ceux qui ne souhaitent pas qu’une investigation journalistique soit répandue. Ainsi surgissent les agressions envers la presse. Elles sont attribuées au crime organisé, mais comme Article 19 l’affirme, la plupart des agressions proviennent d’agents de l’Etat.

D’accord. Et vous qui avez travaillé sur le thème des personnes disparues, avez-vous senti ce climat de violence ? Avez-vous été victime d’agressions liées à votre travail de journaliste, ou avez-vous déjà eu recours à l’autocensure pour éviter de vous mettre en danger ?

Pour ma part, je n’ai pas reçu de menaces directes, mais j’ai effectivement reçu de multiples menaces déguisées de la part de la préfecture de police de l’état de Jalisco. Par exemple, je reçois fréquemment des invitations à rencontrer en privé le procureur, sous prétexte qu’il souhaite en savoir plus sur mon travail. Puis je reçois des messages me demandant d’arrêter d’enquêter sur certains sujets.

Quels sont ces sujets ?

Je sais qu’ils surveillent de très près ce que je publie, car le procureur reçoit régulièrement un rapport de mes activités. Ce qu’ils veulent, c’est que j’arrête de remettre en question les chiffres officiels qu’ils donnent en matière de disparitions. Ils assurent qu’il y a eu des avancées, mais j’ai démontré avec leurs chiffres qu’il était impossible de maintenir un tel niveau d’efficacité.

Que dites-vous de la Loi de protection des défenseurs des droits de l’Homme et des journalistes ? Elle est sensée être entrée en vigueur en 2012. A-t-elle servi à quelque chose ?

Elle est effectivement sensée être en vigueur, et normalement, un « mécanisme de protection » est prévu par cette loi. Parallèlement, il existe un ministère public spécialisé dans les atteintes à la liberté d’expression, mais ces trois instances ont été inutiles. Encore pire, le mécanisme de protection impose bien souvent que des enquêtes soient menées, mais le ministère public se déclare à chaque fois incompétent, n’admettant pas la relation entre les agressions constatées et la profession de journaliste.

Cela a-t-il à voir avec le mécanisme de corruption qui provoque, dans un premier temps, les agressions contre les journalistes ?

Tout à fait. Ce mélange de complicité et d’impunité génère un état de vulnérabilité terrible pour les journalistes, mais aussi pour toutes les victimes de cette guerre.

 Conjugué à cela, et très proche des thèmes que vous abordez régulièrement, on retrouve le thème des chiffres. Il n’y a pas de clarté ni de certitude sur le nombre d’agressions et de disparitions, et encore moins de la part des autorités, qui sont normalement sensées fournir ces informations. Ces données ne sont pas présentées de manière systématique par une source officielle. Comment expliquez-vous cela ?

De nombreuses organisations et médias utilisent divers indicateurs. Nous, avec Nuestra Aparente Rendición, nous avons décidé de comptabiliser d’autres travailleurs des médias, ce qui nous donne un panorama plus large. Ce qui est sûr, c’est que de nombreux cas nous échappent, car les agressions envers les journalistes ne donnent lieu qu’à des articles très courts dans tous les médias.

Et que pensez-vous, quand cette incertitude est décuplée dans les chiffres donnés par les sources officielles ? Ou que pensez-vous du fait que le nombre de journalistes assassinés ou disparus ne soit pas traité de manière systématique par les autorités ?

Je crois qu’au contraire, les autorités jouent avec les chiffres. Elles les manipulent, pour tous les délits, de manière à cacher la taille du problème. Ainsi, les crimes contre les journalistes ne sont pas reconnus comme étant liés à leur profession et sont classés par exemple, comme crimes passionnels. Cela les retire automatiquement des statistiques, ce qui est à leur avantage.

Et vous me disiez que les assassinats de journalistes n’occupent qu’une très petite place dans les journaux locaux, et que cela rend difficile le suivi des chiffres. Que pensez-vous justement de la couverture que donnent les médias sur ce sujet ?

Ce qui se passe, c’est qu’il existe une indolence et une criminalisation des cas. Tout comme le font les autorités, le monde du journalisme a tendance à mettre des étiquettes, ce qui crée de la distance lorsqu’un collègue meurt ou disparait.

 Les journalistes sont distants entre eux ?

Nous criminalisons et minimisons leur mort ou disparition. Pour cela, les agressions envers les journalistes sont rapportées dans des articles courts et aucune suite ne leur est donnée. Cela montre aussi qu’il n’y a pas une profession très unie.

A quoi cela est-il dû ?

C’est dû au fait qu’une bonne partie des médias du pays rapportent les informations officielles ou tendent à le faire, car la majeur partie de leurs revenus provient de la publicité officielle. Cela n’incite pas à exercer un journalisme critique. Et cela leur fait aussi croire qu’ils font partie du pouvoir.

Les médias sont une chose, mais les journalistes en sont une autre. Il existe des journalistes qui arrivent à séparer les intérêts de leur média pour aborder certains thèmes, non ?

Beaucoup. Il s’agit d’un phénomène notable, mais nous sommes une minorité. La majorité des collègues ne s’intéressent pas à cela, car ils pensent que rien ne leur arrivera.

 Ah bon ? N’auraient-ils pas plutôt peur ?

D’après ce que je perçois, les choses se passent ainsi : pour certains, c’est de la peur, mais pour d’autres du désintérêt. Dans cette profession, il est facile de prendre la grosse tête. Une bonne partie des médias du pays sont officiels. Etre proche du pouvoir fait tourner la tête à beaucoup de collègues. Ils croient qu’ils font partie du pouvoir, et ils oublient leur fonction sociale.

Alors, si le journalisme est une profession qui implique nécessairement de faire preuve d’empathie, et si une grande partie des journalistes au Mexique ne sentent ni empathie ni solidarité envers leurs collègues victimes de violence, c’est qu’il y a une grave crise dans le monde du journaliste…

Je pense que oui. Mais cette crise est sociale. La même chose se passe avec la plupart des gens. Ils finissent par ne plus comprendre que les morts et disparitions nous touchent tous. En fait, le journalisme est un microcosme où l’on peut observer ce phénomène avec plus de clarté.

 Changeons un peu de sujet. Que pensez-vous de la couverture médiatique internationale de cette problématique mexicaine ? Pensez-vous qu’il est important que le reste du monde sache ce qui se passe au Mexique ? Et pensez-vous que cette couverture par les médias étrangers est suffisante ?

Je crois que c’est grâce à la couverture internationale que ce sujet est entré dans l’agenda publico-médiatique. Ce n’est jamais suffisant quand le problème est aussi grave, mais c’est cette pression internationale qui a permis d’attirer les regards sur notre journalisme.

Pour terminer, si le contexte est aussi compliqué, pourquoi exercer le métier de journaliste au Mexique ? Si vous étiez face à un jeune de 16 ans qui souhaiterait devenir journaliste, mais qui aurait peur des risques, que lui diriez-vous ?

Je suis professeur de journalisme, et tous les matins, je me lève avec la ferme intention de dire à mes élèves que ça ne vaut pas seulement la peine de faire du journalisme : c’est absolument nécessaire. Je leur dis qu’il faut faire du journalisme, car le journalisme est aussi un outil pour générer paix et espoir. Cette étape de notre pays doit être racontée par des journalistes qui se rendent compte des efforts énormes et quotidiens que font les gens pour obtenir paix et justice.

Les journalistes assassinés ne l’ont pas été en vain, n’est-ce pas ?

Aucun des journalistes morts ou disparus ne l’ont été en vain. C’est à nous tous de reprendre leur lutte et leur mémoire. Nous travaillons pour cela, à Nuestra Aparente Rendición.