Imen Ben Ammar est chercheure contractuelle à l’Université de Lorraine (UR AFPA) à Nancy. Elle fait partie des 314 signataires d’une tribune publiée le 7 novembre sur Slate.

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Nous, enseignantes et enseignants du primaire, du secondaire, du supérieur et du français langue étrangère, déclarons avoir cessé ou nous apprêter à cesser d’enseigner la règle de grammaire résumée par la formule «Le masculin l’emporte sur le féminin».

Trois raisons fondent notre décision:

• La première est que cette règle est récente dans l’histoire de la langue française, et qu’elle n’est pas nécessaire. Elle a été mise au point au XVIIe siècle. Auparavant, les accords se faisaient au gré de chacun·e, comme c’était le cas en latin et comme c’est encore souvent le cas dans les autres langues romanes (…)

La tribune est à retrouver et lire en intégralité sur Slate.fr

Pourquoi avoir décidé de ne plus appliquer la formule ci-dessus ?

Imen Ben Amar : « Le masculin l’emporte sur le féminin, comme vous l’avez lu dans la tribune, est une règle très récente. Celle-ci porte réellement préjudice aux petites filles. C’est la première fois qu’elles vont être de façon aussi nette et claire confrontées à une infériorité qu’elles devront ensuite porter toute leur vie. Ce n’est pas qu’une règle grammaticale, c’est carrément une règle de vie qu’elles subissent à l’âge de six ou sept ans quand elles commencent à apprendre les règles de la langue française.

Pourquoi utiliser des méthodes d’écritures plus inclusives ?

Je trouve franchement que notre langue est largement assez riche avec ses règles d’accord de majorité ou de proximité. Elles sont beaucoup plus intuitives aussi. Dans une phrase, si je dis « un petit garçon et un groupe de filles… », moi je dirais que c’est le groupe de filles qui devrait l’emporter, c’est une question de majorité.

Des moyens étaient déjà disponibles avant. Il y a également beaucoup de langues qui se sont déjà affranchies du sexisme qu’elles abritaient. Alors pourquoi continuer en la langue française, celle du pays des droits de l’Homme, ou plutôt des droits des êtres humains ? A un moment donné, il faut évoluer, parce qu’une langue qui n’évolue pas avec la société est une langue qui va finir par être oubliée, être oblitéré ou dénigrée. Donc, oui : il faut évoluer. Pour cela, il faut donner l’impression qu’on se préoccupe réellement de tous ; c’est-à-dire, pas uniquement des hommes, ni uniquement des femmes, mais de tout le monde, qu’on soit homme, femme ou neutre. Il faut qu’on ait les mêmes droits.

Cette tribune a été signée par plusieurs membres du corps professoral du primaire, secondaire et supérieur dont notamment, des enseignants et enseignantes parfois assez éloignées des matières littéraires. En quoi est-ce également un enjeu pour eux ?

Quand un étudiant me rend un rapport, il est rédigé en français. Nous, les scientifiques des « sciences dures », nous utilisons la langue comme outil. Au moment où on note un étudiant nous tenons tout de même un minimum compte de la qualité de sa rédaction. Beaucoup de profs attribuent même des points en plus lorsque la copie présentée est d’excellente qualité rédactionnelle. Il est donc tout à fait normal à mon sens que des scientifiques issus des « sciences dures », qui communiquent avec les étudiants en français soient eux aussi cosignataires de cette tribune. Le français reste notre outil de communication.

Vous définissez-vous comme féministe, et depuis quand êtes-vous sensibilisée à l’écriture inclusive ?

Ah oui, je suis absolument féministe. Lutter pour que tout le monde ait les mêmes droits, c’est normal. C’est logique. Je sais ce qu’on raconte sur les mouvements féministes. Je ne comprends pas comment certains peuvent les considérer comme une menace… Mais effectivement, je suis féministe. Je lutte pour que les femmes aient les mêmes droits que les hommes, car nous sommes tous des êtres humains.

Dès ma jeunesse, j’avais conscience de certaines choses. Puis, au fur et à mesure, je suis passée de la simple prise de conscience à la volonté d’agir à plus ou moins petite échelle. Cela est passé par la co-signature de tribunes, l’animation de groupes, l’échange et la volonté de porter l’idée que l’écriture inclusive peut être un outil parfaitement normal et qui devrait être ancrée dans notre mode de fonctionnement. J’ai, par exemple, déjà adopté l’écriture inclusive dans mes mails qui s’adressent à un public mixte. Je privilégie également l’usage des mots épicènes, car on n’est pas obligé de les accorder au féminin ou au masculin.

Justement, comment intégrez-vous l’usage de l’écriture inclusive face à vos étudiants ?

Aujourd’hui, si un étudiant me rend un rapport écrit « en inclusif  » ou respectant la règle de l’accord de proximité ou de majorité, je ne le sanctionne pas. Pour moi, c’est normal puisque, à mon échelle, je m’engage à en faire usage. Tout en ne contraignant pas tous mes étudiants à le faire. Je m’engage simplement à leur en parler, comme je me suis déjà engagée à relayer des informations là-dessus sans pour autant leur parler de philosophie grammaticale. Dans la pratique, cela reste à eux de choisir.

En quoi la règle « le masculin l’emporte sur le féminin », est-elle liée aux problématiques actuelles de sexisme et d’inégalités femme-homme ?

Quand on te dit : « Le petit garçon et ses sœurs aînées sont partis contents à la mer. » Tu vois le petit garçon, seul, comme étant supérieur à ses sœurs aînées. Cela fait partie d’une construction. Le langage nous construit. Notre perception du monde passe par le langage. Nous sommes construits et façonné par celui-ci, notre manière de réfléchir est façonnée par notre langage.

Une petite qui apprend à l’école en première règle que le masculin l’emporte sur le féminin verra toujours un garçon comme étant meilleur qu’elle. C’est tout. Il y a d’ailleurs des études scientifiques qui le prouvent. L’une d’elle a été menée sur la manière dont les candidats et les candidates réagissent à un problème mathématique en fonction de la manière dont on leur présente l’exercice, selon des stéréotypes ou pas. On met les filles face à un problème mathématique, et on leur dit que les filles ne sont pas bonnes en maths. Dans ce cas, la majorité foirera l’exercice. Alors que si on ne leur précise pas, on empêche l’effet de stéréotype de genre : « Ce sont des maths, je suis une fille, je ne peux pas faire ». Et bien, elles le réussissent. C’est à nous les professeurs de leur dire que oui, elles peuvent le faire, à les promouvoir, à les aider, à leur montrer que non, il ne faut pas qu’elles sacrifient tout sous-prétexte qu’elles seraient femmes et destinées au foyer.

Pourquoi est-il donc important de lutter contre cette règle dès l’entrée à l’école et plus tard ?

Si l’on donne toujours aux petites filles et aux petits garçons des éléments de langage comme « le masculin l’emporte sur le féminin », comment voulez-vous que, plus tard, une fille se sente égale à un garçon. J’estime qu’il faut agir sur tous les aspects. Sur le fait que nous avons très peu de représentations féminines positives, sur les éléments de langages qui nous confinent bien souvent dans des rôles inférieurs, sur les inégalités salariales, les violences domestiques… Il faut agir sur tout et ensemble. Cela fait partie d’un même système qui est le patriarcat. Le langage inclusif tout comme les égalités salariales, sont des combats qui vont ensemble. Ils contribuent à rendre le monde un peu plus équitable et égal pour tout le monde.

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