A 55 ans, le super-soliste de l’orchestre national de Lorraine étanche sa « maladive envie de partage » dans le violon et soigne sa révolte écologiste dans son jardin et ses ruches.

Un jour entre 1958 et 2013, la vie d’un homme a basculé dans le violon. Celle de Denis Clavier, à la fin de son adolescence. « Mon prof de conservatoire, Gérard Poulet, m’a demandé de choisir entre le violon et l’alcool-le tabac & les femmes », raconte-il de sa voix tranquille, passant la main dans ses cheveux indomptables maintenant grisonnants. Choisir entre une vie exigeante de musicien et une autre plus convenue d’ingénieur, à laquelle il se promettait. « Je me suis dis que je ne pourrais jamais me passer de musique ». Au diable la débauche, ce sera le violon !

A 55 ans, il tient aujourd’hui le rôle de super-soliste au sein de l’orchestre national de Lorraine. Il représente l’ensemble des musiciens devant le chef et le public. De quoi se féliciter de son choix d’adolescent. « J’ai un besoin naturel de partage qui est presque maladif. Un des bons exutoires est d’être musicien », insiste-il.

On ne peut que le croire. Quand Denis Clavier parle de violon, ses mains s’envolent, ses yeux bleus un peu voilés se mettent à briller… Si chaque artiste a une relation particulière avec son instrument, la sienne est amour : « C’est un peu trivial à dire mais, un jour, une femme a déclaré à la fin d’une démonstration : Denis, quand il joue, on dirait qu’il nous fait l’amour avec son violon ».

Le musicien tente d’expliquer, cherchant les mots justes, « ces gens qui sortent en larmes d’un concert » : « On les a remué au plus profond d’eux-mêmes. C’est incroyable, cette force-là. On a partagé avec eux une histoire, un voyage. C’est ça, le rôle d’un musicien professionnel ».

Un redoublant invétéré

A sept ans, quand on lui met pour la première fois un violon entre les mains, le jeune Denis est pourtant loin d’être touché par la grâce. « Ma mère m’a emmené passer un test au conservatoire. Le prof a conclu que j’avais une bonne oreille », raconte-il, peu convaincu. A l’époque, il vit à Saint Maur-des-Fossés près de Paris, au milieu d’une fratrie de sept gamins, avec une mère à la maison et un père qui fait carrière chez Kodak. S’il finit par passer les portes du conservatoire, c’est que « c’était pour ainsi dire gratuit, quinze francs l’année ».

Son salut, il le doit à ses modèles. D’abord, Gérard Poulet, un de ces profs un peu « vieille école », « très rigoureux », qui hausse le sourcil à chacune de ses fausses notes. Celui-ci réussit à convaincre la direction du conservatoire de lui donner une seconde chance alors qu’il a « redoublé tout ce qu’il était possible de doubler ». C’est aussi lui qui le persuade de passer en cours supérieur pour devenir pro. Alors l’ancien redoublant se met au travail, – car comme il se plaît à le dire « ceux qui ont réussi ont forcément énormément travaillé à un moment de leur vie ». L’année suivante, il finit premier nommé du conservatoire national supérieur de musique.

Le concert, cette « osmose entre musiciens »

Après un détour de six ans par l’orchestre de Lille, où il claque la porte à cause du « manque de souplesse » lié à sa jeunesse, il est accepté à l’orchestre de Metz. Ce n’est pas un hasard. Entretemps, Pierre Nérini, son prof de supérieur, lui a donné l’amour du travail en orchestre. « Cet homme avait deux énormes qualités : dès qu’il prenait violon, il était heureux de jouer, et chaque fois qu’il parlait de Charles Munch, il avait la larme à l’œil ». Aujourd’hui, Munch représente aussi pour le super-soliste le « plus grand chef français » et le summum de cette « osmose entre musiciens » que peut espérer un orchestre.

« Neuf services par semaine » (répétition ou concert), une envie de « toujours mieux faire son métier », des cours dispensés aux jeunes… L’orchestre de Metz est devenu sa maison même si, l’esprit frondeur toujours en bandoulière, il regrette notamment que ce dernier ne fonctionne qu’avec « les deux tiers du budget minimum depuis quinze ans ». Et un super-soliste, combien ça gagne ? « 30 % de plus que les autres musiciens », répond-t-il, un peu vague.

Contre Monsanto et les OGM

Sa vision critique, il l’exerce plutôt sur le terrain. « Je suis conseiller municipal à la culture, dans ma commune, à Gorze », lâche-t-il quand on lui parle politique. Avant d’enchaîner : « Mais s’il y avait eu un parti, je ne me serais pas présenté. D’ailleurs je ne me représenterai pas en mars 2014 ».

Sur son compte Twitter – 13 000 tweets au compteur tout de même – le conseiller tâcle pourtant régulièrement l’ancien gouvernement Sarkozy. Sauf lorsqu’il s’indigne contre « les OGM » et « Monsanto ». « C’est à faire frémir, la puissance qu’ils ont », déclare-t-il, haussant soudain la voix et détaillant avec inquiétude comment ceux-ci « fabriquent des graines non reproductibles pour se faire un maximum de pognon sur le dos des autres ».

Heureusement, le violoniste sait aussi s’aménager des moments de paix. Son petit terrain, accolé à sa maison de campagne, c’est le cocon où il se retire quand il a du temps libre, avec sa femme, elle aussi musicienne, et ses trois enfants. Pour oublier les autres ruches, celles de l’orchestre et de la politique, il en a lui-même installé dans son jardin. « Et des rosiers, pour que les abeilles restent ». Avec ses mains déjà burinées par le temps, on l’imagine très bien passer ses journées entre ses « ouvrières » et ses plantations. « C’est une très belle école de la vie », chuchote-il, plus apaisé.