Complotisme, manque de régulation, partage de données… n’y a-t-il pas trop de liberté sur les réseaux sociaux ? Entretien avec Antoine Bayet, journaliste, auteur du livre Voyage au pays de la dark-information, également directeur éditorial de l’INA et enseignant à l’école de Journalisme de Sciences Po.

« Les réseaux sociaux sont-ils des espaces de liberté ?

Antoine Bayet : C’était leur destinée originelle mais les entreprises privées sont motivées par la captation des recettes publicitaires. Quant aux utilisateurs des réseaux sociaux, ils sont d’apparence libres mais si je ne comprends pas les logiques algorithmiques qui sont derrière, je ne suis pas aussi libre que je ne l’imagine.

Les réseaux sociaux sont profondément ambivalents dans la manière où ils sont nés dans une forme d’utopie avec des normes libertariennes et par rapport à ce qu’ils sont aujourd’hui, il y a eu un changement qui s’opère sur le temps long.

Il faut savoir que Facebook a vingt ans aujourd’hui. Entre ce qu’ont été les réseaux sociaux et ce qu’ils sont aujourd’hui, la différence est forte. Ce renversement dans l’opinion publique et dans les pratiques date des années 2000. Le marqueur fort reste tout de même l’élection de Donald Trump en 2016.

Quels sont les aspects positifs des réseaux sociaux ?

A.B. : En soit, la diffusion de l’information est plus simple via les réseaux sociaux puisque vous n’avez plus besoin d’être propriétaire d’une imprimerie, d’un canal de télévision ou d’une fréquence radio. Parfois, des codes culturels vont naître sur les réseaux sociaux et ils sont intéressants à étudier.

N’y a-t-il pas trop de liberté sur les réseaux sociaux ?

A.B. : Sur certaines plateformes, en l’occurrence Odyssée, on observe aucun retrait de vidéos sauf pour le motif de nudité. Il n’y a aucun contrôle, aucune censure. Bien-sûr, c’est leur promesse mais cela ressemble à un enfer.

Le rôle des réseaux sociaux dans le débat démocratique et leur impact n’est pas non plus prouvé mais pour cela il faudrait le documenter. Un chercheur qui veut des données de Facebook n’en a pas, l’accès aux différentes données générées par Facebook est impossible. Alors qu’aucun chercheur ne puisse avoir cela, c’est problématique. Aujourd’hui dans les règlements européens, on s’interroge sur ce partage de données à la communauté scientifique.

Il est clair que la liberté des réseaux sociaux est trop forte mais attention au danger de la régulation car nous aurions tendance à le faire pour de bonnes et de mauvaises raisons.

Qui sont ceux qui produisent de la contre-information ?

A.B. : Le cliché du bac-5 derrière son écran qui ne connait rien à rien est à battre en brèche totalement. Au contraire, de ceux que j’ai rencontrés, les promoteurs de la contre-information sont plus diplômés que la moyenne.

Leurs motivations peuvent être économiques. Les propriétaires en tirent des revenus publicataires grâce à leur l’audience, c’est le cas de France-Soir avec toutes ses théories complotistes. L’enjeu peut aussi être politique en souhaitant faire passer des idées. Je pense à TV Libertés, certains ont été militants, de l’extrême-droite notamment, par le passé. Ils reprennent même les codes du vrai journal télévisé, tous les soirs à 19 h avec une audience très fidèle.

Et enfin, on retient aussi des histoires personnelles qui m’interrogent en tant que journaliste. Je relève des expériences qui se sont mal passés avec des médias. Martine Woenner, par exemple, ancienne députée LREM, médecin, me raconte son basculement. Après des heures d’échange, elle m’explique qu’elle a vécu une expérience traumatisante avec des médias il y a trente ans. Un journaliste faisait un reportage sur elle en tant que médecin conseil auprès de la sécurité sociale. En 1995 pendant les plans Juppé, elle a été filmée comme étant celle qui remettait les gens au travail. Elle s’est retrouvée dans ce reportage avec un rôle de bonne élève de la réforme. Sa personnalité fait parler à cette époque, ce moment-là a même eu des conséquences personnelles pour elle. Cela fait partie des motivations qui l’ont guidées.

Est-ce que ces médias sociaux ont une influence sur les enjeux politiques ?

A.B. : Se dire que les médias sociaux n’ont aucune incidence dans la vraie vie, qu’elle soit politique, économique, sociale ou culturelle, ce serait passer à côté de l’objet même des réseaux sociaux. Ce n’est pas quelque-chose qui se passe uniquement sur internet, il y a un impact sur la vie réelle et incontestablement sur la formation des opinions, oui. De là à dire, qu’ils font une élection présidentielle, je ne pense pas mais dans la mise à l’agenda de certains sujets sur lesquels il va y avoir des positions cristallisées sur le débat politique.

On observe aussi que la vie politique se passe sur les réseaux sociaux et se règle en quelques secondes sous forme de tweets. Oser une position nuancée, mesurée, non radicale sur un sujet, devient de plus en plus compliqué.

Peut-on considérer les réseaux sociaux comme dangereux ?

A.B. : Les réseaux sociaux ont pu être un espace de liberté. Les exemples sont nombreux et documentés. Ils ont permis de faire évoluer positivement des opinions publiques à l’image de Facebook. De nos jours, on ne l’est plus du tout. La bascule s’est opérée lors de l’élection de Donald Trump mais aussi au cours du débat lors du Brexit avec le camp du « leave ». En 2023, les réseaux sociaux ont indéniablement une part dangereuse en tant qu’entreprises et acteurs dans le débat politique. »