5 idées reçues sur les élections régionales du Grand Est

Abstention, progression du Front national, suprématie de l’Alsace, effondrement de la gauche… Nombreuses sont les idées reçues ou approximatives sur les tendances observées lors des élections régionales dans le Grand Est. Qu’en est-il vraiment ? En recoupant données brutes et analyses d’experts, nous avons décrypté le vrai du faux en cinq points.

 

  • [highlight color= »eg. yellow, black »]1. L’augmentation de l’abstention favorise la progression du FN : faux[/highlight]

Vous avez certainement déjà entendu autour de vous des affirmations du type « si vous n’allez pas voter, le Front national l’emportera » ou encore « c’est parce qu’on vote moins que le FN progresse ». Certes, le parti d’extrême droite gagne de plus en plus de terrain : aux élections régionales de 1998 des trois régions du Grand Est, il était arrivé bon dernier, avec près de 340 000 voix. 17 ans plus tard, il double ce score et dépasse le Parti socialiste en recueillant 790 000 votes. Mais l’abstention n’en est pas responsable. En considérant la courbe évolutive des votes de 1998 à 2015, on observe que lorsque l’abstention augmente, le parti bleu marine se fragilise. À l’inverse, lorsqu’elle diminue, le Front national monte en puissance. Les résultats des dernières élections le prouvent : en 2015, 369 000 électeurs qui ne s’étaient pas déplacés aux urnes cinq ans plus tôt se sont exprimés, en même temps que le FN remportait 488 000 voix supplémentaires par rapport à l’élection de 2010.

Si les absents aux urnes se prononçaient, le résultat serait sensiblement le même. « Une enquête a montré qu’en réalité, les choix politiques des abstentionnistes n’étaient pas fondamentalement différents de ceux des votants », explique Fabienne Greffet, maître de conférences en sciences politiques, en faisant référence aux travaux du spécialiste de la sociologie électorale, Pascal Perrineau.

« On n’est pas sûr du tout que l’abstention favorise le Front national. Il est tout à fait possible que ce soit l’inverse, c’est-à-dire que parmi les abstentionnistes, il y en a un certain nombre qui voteraient Front national s’ils votaient. »

Un autre facteur démontre la corrélation entre la hausse de participation et celle du parti d’extrême droite : certains électeurs plébiscitent le vote FN en tant qu’alternative à l’abstention pour manifester leur mécontentement vis-à-vis des politiques menées par la gauche et la droite au pouvoir. C’est l’hypothèse d’Arnaud Mercier, politologue, selon qui « le FN récupère aujourd’hui certains électeurs déçus de la gauche comme les ouvriers, et d’autres déçus de la droite et du sarkozysme. » À l’abstention différentielle, qui consiste à s’abstenir lorsque le parti vers lequel leurs opinions tendent les déçoit, « ils préfèrent désormais le vote pour un parti hors système », ce qu’ils conçoivent « comme un autre débouché politique que l’abstention. » Le résultat est bien là : l’abstention baisse puisqu’elle n’est plus considérée comme le meilleur moyen d’exprimer sa désapprobation au pouvoir en place. Elle est remplacée par le choix du FN, un vote sanction dont les électeurs espèrent que l’impact sera plus important.

 

  • [highlight color= »eg. yellow, black »]2. Les élections régionales sont un vote sanction pour le pouvoir en place et annoncent la tendance pour la prochaine élection : vrai[/highlight]

Les chutes de l’électorat d’un parti au pouvoir correspondent le plus souvent à un vote sanction envers ce parti. Le graphique ci-dessous le montre bien. Lors de l’élection de 2010, le gouvernement de droite de François Fillon, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, déçoit de nombreux électeurs. L’UMP n’obtient que 17,92% des voix, et avec 21,08%, le Parti socialiste tire son épingle du jeu (ndlr : chiffres obtenus en additionnant les résultats des trois anciennes régions). En 2015, roulement de tambour, c’est le contraire qui se produit : le gouvernement de François Hollande ne convainc pas les Français du Grand Est. La gauche chute à 8,74%, contre 20,33% pour le FN et 27,28% pour les Républicains.

François Laval, directeur de Sciences Po Nancy, commente ces résultats : « Le pouvoir abîme et fait perdre des électeurs. En faisant des promesses lors de la campagne, le politique suscite un espoir au risque de les décevoir. Cela se ressent donc dans les élections suivantes. » Le directeur de Sciences Po Nancy renchérit en prenant l’exemple de François Mitterrand, qui représente la gauche :

« L’histoire de la politique française met bien en évidence cette forme de sanction. En 1983, la gauche gère et n’est pas là que pour réformer. Elle prend le tournant de la rigueur et perd ensuite les régionales de 1986. En 1988, François Mitterand gagne les élections présidentielles et législatives, mais la gauche perd ensuite les régionales en 1992. Il n’y a alors plus que 70 à 75 députés de gauche sur 177 à l’Assemblée nationale. »

Le politologue Arnaud Mercier est lui aussi formel concernant le vote sanction : « Il y a une tendance lourde à ce que des soutiens préalables au camp des gouvernants décident de s’abstenir. C’est leur façon de manifester leur mécontentement. » Mais en 2015, la donne n’est plus la même, avec le poids de plus en plus conséquent d’un acteur autrefois marginal : le FN. S’il s’agit d’élections différentes, les régionales et les présidentielles ne sont pas sans lien : « Les élections intermédiaires annoncent toujours une tendance pour les élections présidentielles. Les élections régionales, d’autant plus dans une grande région comme le Grand Est, c’est plus un vote politique car il n’y a pas de lien véritable avec l’élu, pas comme pour les municipales », précise François Laval.

 

  • [highlight color= »eg. yellow, black »]3. Le vote FN n’est qu’un vote contestataire : faux[/highlight]

Voter FN, ce n’est pas seulement une alternative pour contrer la gauche ou la droite. « Quand vous passez les 20%, on ne peut plus dire qu’il s’agit uniquement de protestation. Il y a clairement un vote d’adhésion », indique François Laval. D’autant plus que les électeurs du Front national ont une tendance à reproduire leur choix, et cela, scrutin après scrutin. Un constat qui n’est pas si surprenant, surtout dans un contexte national pollué par les affaires et marqué par l’impopularité du pouvoir exécutif. On le voit bien, Marine Le Pen fait de moins en moins peur. En observant les scores de son parti, on remarque que sa stratégie de dédiabolisation a porté ses fruits. Après avoir mis Jean-Marie Le Pen sur le banc de touche, la présidente du FN a réussi son pari : redorer le blason de son parti dont les partisans ne sont plus uniquement des anciens combattants ou des catholiques intégristes.

« Quand on regarde les chiffres en fonction des régions, de 28 à 35% des jeunes de 18 à 30 ans ont voté pour le FN. Ce n’est pas uniquement un rejet, il y a l’idée que le parti apporte peut-être quelque chose de nouveau. Il y a beaucoup plus d’adhésions qu’auparavant », ajoute François Laval.

En général, dans tous les courants d’opinion, la majorité des électeurs adhèrent aux grands principes qui leur sont proposés. Mais parfois, entre deux élections, « une série d’électeurs peuvent avoir des choix et des comportements irréguliers dans leur vote », insiste Arnaud Mercier. C’est le phénomène de la « volatilité électorale ». Ces différents comportements varient également en fonction des élections, jugées « importantes » ou « secondaires ». « Lorsqu’un électeur ira voter à la présidentielle mais qu’il n’ira pas aux législatives, par exemple », précise-t-il. Si ce changement de vote évolue d’une élection à une autre, c’est aussi en fonction d’un affaiblissement du clivage gauche/droite. Selon le politologue, la volatilité électorale expliquerait ainsi une partie des scores du FN obtenus dans le Grand Est : « Le Front national a une capacité à attirer un certain nombre d’électeurs, qui sont dégoûtés, qui n’ont pas forcément l’habitude de voter mais qui vont justement y aller parce que c’est le FN », indique Arnaud Mercier.

 

  • [highlight color= »eg. yellow, black »]4. Les électeurs de gauche se sont abstenus à l’élection de 2015 : faux [/highlight]

De l’élection 2010 à l’élection 2015, la gauche a perdu entre 9 et 14 points de pourcentage dans le Grand Est (voir le graphique). Dans le Bas-Rhin, la perte de votes pour la gauche entre les deux élections s’élève à 100 000 voix. Or, l’abstention a baissé. Comment expliquer cette chute ?

« La droite a connu une croissance par rapport à 2010, suivant le contexte politique national », indique François Laval. La volatilité électorale pourrait également l’expliquer : les électeurs de gauche ont donc parfois voté à droite, en signe de contestation du gouvernement actuel. Mais ce vote a également été motivé par la configuration du deuxième tour des régionales dans le Grand Est : un Front national fort, contre une droite divisée et une gauche à la traîne mais qui s’est maintenue même sans le soutien du Parti socialiste. « Une partie des électeurs de gauche a voté pour la liste de Philippe Richert afin d’empêcher le Front national d’être en tête. Cela explique la chute vertigineuse de la gauche », reprend le directeur de Sciences Po Nancy.

Carte 1 : Évolution des votes pour les listes de droite et de gauche, entre les élections régionales de 2010 et 2015, dans le Grand Est

Déplacez le curseur de gauche à droite : plus le rose est foncé, moins la gauche a perdu de voix. Plus le bleu est foncé, plus la droite a gagné de voix entre les deux élections.

Du jamais vu dans une région qui a eu du mal à accepter la fusion, entre ruralité et grands centres urbains. Justement, dans les grandes villes, la gauche a le plus perdu d’électeurs et ce, malgré une abstention plutôt faible. Alors que dans certains milieux ruraux, notamment dans l’ex Champagne-Ardenne, les électeurs du Parti socialiste ont été plus présents. La configuration exceptionnelle du premier tour et la volonté de faire barrage au Front national a fait basculer les électeurs de gauche :

« Les taux d’abstention sont en baisse parce qu’il y a eu une mobilisation après les résultats du premier tour : la présence de la liste de Jean-Pierre Masseret au deuxième tour laissait entrevoir la conquête de la région Grand Est par le Front national. Il y a eu une sorte de sursaut républicain entre les deux tours. Là, il y avait un véritable enjeu politique qui n’était pas présent en 2010 », ajoute François Laval.

 

  • [highlight color= »eg. yellow, black »]5. Malgré la fusion, l’Alsace reste l’ancienne région la plus forte : vrai[/highlight]

Fusion des régions ne rime pas toujours avec harmonisation. Si l’Alsace, la Lorraine et la Champagne-Ardenne ne forment désormais qu’une seule et même région, elles n’ont pas pour autant abandonné leurs rivalités, leurs tendances politiques et leurs influences. Ni leur fracture territoriale. Cette élection régionale a ainsi pris la tournure d’un combat entre régions. Avec un grand gagnant : l’Alsace.

« Il y avait un malaise territorial avant la fusion et beaucoup considéraient que l’Alsace allait gagner la mise. Pour contester la fusion des régions, un grand nombre d’électeurs ont choisi de ne pas voter pour la liste de droite menée par Philippe Richert, alors président du Conseil régional d’Alsace », analyse François Laval. C’est le cas dans les zones rurales, qui apparaissent en blanc sur la carte 1. Les départements de la Meuse, des Ardennes et de la Haute-Marne, insérés dans la diagonale du vide, enregistrent l’augmentation la plus basse des votes pour la liste de droite, entre les élections de 2010 et 2015. En Haute-Marne, les votes pour la droite n’ont ainsi progressé que de 3,02 points.

Carte 2 : Évolution de l’abstention et des votes pour le Front national, entre les élections régionales de 2010 et 2015, dans le Grand EstDéplacez le curseur de gauche à droite : plus le rouge est foncé, moins l’abstention a diminué. Plus le gris est foncé, plus le FN a gagné de voix entre les deux élections.

Au contraire de l’Alsace et du sillon mosellan, où on note la plus grand progression : + 11,56 points de pourcentage en Moselle. Dans les zones rurales, les électeurs ont ainsi favorisé le Front national et l’abstention. En observant le graphique, nous voyons bien que les Ardennes est le département où le taux d’abstention a le moins diminué entre les élections de 2010 et de 2015 (seulement -6,6 points de pourcentage, contre -12,1 points en Moselle). Côté FN, c’est également dans la diagonale du vide que le parti a le plus obtenu de votes entre ces deux périodes. En Haute-Marne, les votes FN ont augmenté de 15,28 points de pourcentage (contre 11,28 points en Moselle). Les grandes villes comme Colmar, Metz ou Nancy apparaissent ainsi en blanc sur la carte 2. Le Front national n’a donc pas pris les grands centres urbains, où les votes se sont davantage dirigés vers la droite.

« Les grands pôles urbains de la région sont en train de monopoliser les richesses économiques, sociales et intellectuelles, alors que toutes les petites villes se sentent oubliées de ce grand mouvement de métropolisation. Les services publics et les petits commerces ferment progressivement, les agriculteurs ont de plus en plus de mal. Il y a un véritable sentiment d’oubli et d’abandon. Le FN récupère des voix dans ce malaise territorial. »

Le département des Ardennes, par exemple, connaît une forte baisse démographique. Avec le phénomène de périurbanisation, les Ardennais vont de plus en plus dans les milieux ruraux au détriment des grandes villes : chaque année, Charleville-Mézières, un des principaux centres urbains du département, perd 1% de sa population selon l’INSEE. « Pour les Carolomacériens, Strasbourg est complètement à l’opposé de leur région », avance le directeur de Sciences Po Nancy. Avec une aire urbaine de 773 447 habitants en 2013, ses infrastructures culturelles, ses zones d’activités, ses technopôles, ses institutions européennes et internationales (comme le Conseil de l’Europe ou le Parlement européen), la ville de Strasbourg apparaît bien dans une autre dynamique. Strasbourg Eurométropole, Strasbourg le chef-lieu de la région, Strasbourg la capitale… et le berceau de la liste de droite, qui a remporté la présidence du Grand Est.

« Les votes des Alsaciens ont forcément joué un rôle plus important. C’est la région Alsace qui a le plus de poids politiquement : c’est ici que l’UMP est le plus fort. Dans la répartition des sièges en fonction des votes, les Alsaciens sont beaucoup plus représentés que les autres régions. On retrouve le même président de région, la même administration… Structurellement, c’est donc bien l’Alsace qui profite le plus des résultats », conclut François Laval.

Les graphiques et les cartes ont été réalisés à partir des données récoltées sur le site du ministère de l’Intérieur

Juliette Redivo, Élodie Potente, Adrien Farese, Marc-Antoine Pelaez, Diane Frances