A l’heure d’une symbiose toujours plus poussée avec les machines, la technique est de plus en plus intériorisée, se logeant au sein même de notre corps. Le milieu du handisport est un environnement privilégié où l’on peut voir évoluer un aperçu des techniques nouvelles en la matière, et surtout une véritable identité. Aujourd’hui,  le statut encore trouble de ces êtres biomécaniques est en pleine phase d’acceptation. De la nécessité d’une nouvelle métaphysique à l’émergence d’un marketing spécifique, en passant par la préparation mentale de ces sportifs pas comme les autres, état des lieux des premières implications sociales et psychologiques inhérentes à la condition d’ambassadeur bionique.


Human after all


Bernard Andrieu est Professeur en Epistémologie du corps et des pratiques corporelles à la faculté du sport de l’Université Henri Poincaré de Nancy. Il revient sur le statut et l’image du sportif handicapé prothésé, dans la société en général et dans le sport en particulier.

 

Les sportifs handicapés/prothésés de haut niveau ont-ils moins de complexes que les handicapés classiques par rapport à l’image qu’ils ont de leur corps?

Je ne sais pas si c’est une question de complexe. Le problème c’est la question de la visibilité de la prothèse: elle est stigmatisante, et il faut un statut pour la rendre acceptable socialement. Etre un sportif de haut niveau ça aide. Dans la vie courante les gens cachent leur prothèse, ne la revendiquent pas, font semblant d’avoir un corps normal.

Donc ils l’assument moins?

Oui, ça donne deux attitudes différentes sur la scène sociale. C’est dans le sport que ce statut est le plus revendiqué, car il y existe des cadres d’expression: des compétitions spécifiques, et des cas comme Oscar Pistorius, qui voulait courir avec les valides; ça pose la question de « qu’est-ce qu’un prothésé? » puisque les sportifs sont finalement tous prothésés, du fait du dopage… les stimulants légaux constituent une prothèse invisible qui les avantage, mais comme on ne la voit pas, c’est accepté.

Vous dites que le sportif prothésé « redevient biotechnologiquement efficace », ce qui le libère du stigmate, pourtant il est moins bien considéré par les instances sportives… mépris, crainte?

Ils sont clairement mis à l’écart. Le procès fait à Oscar Pistorius est absurde et hypocrite de la part des fédérations, qui savent que certaines performances sont réalisées sous dopage. Le coming-out technologique en la matière n’est pas évident. Le bionique est très lourd et fait peur, mais le chimique est sûrement plus dangereux.

Je pense que c’est un problème de réflexion sur la technique: on estime qu’elle doit être extérieure au corps, sinon elle dénaturerait l’homme, le réduirait à une machine; c’est un imaginaire de la peur de perte de contrôle. On agite le hochet post-humaniste en disant « attention, c’est dangereux, on veut nous faire abandonner le corps » alors que l’on est loin de l’image du robot… c’est plutôt une interaction avec le corps, on le voit avec les nouvelles prothèses bioniques.

C’est donc un problème éthique global…

Oui, cela dépend de la conception que l’on a du corps. Si on pense qu’il doit être respecté, on n’utilise pas d’implants, on ne se fait pas refaire les dents etc…l’homme a toujours créé des outils pour déléguer, et il n’y a pas de limites à cela. Les seules limites sont celles de la compatibilité homme/machine.

Bernard Andrieu est l’auteur de nombreux ouvrages et publications sur l’hybridation du corps, dont « Devenir hybride » (Presses Universitaires de Nancy). Il est également co-directeur de la revue Corps (éditions Dilecta) et tient un blog sur le sujet.


 

Quand la prothèse devient victime de la mode

Plusieurs sociétés investissent le marché de la prothèse sportive en adoptant des techniques marketing plutôt inédites. Celles-ci s’adressent désormais directement aux clients (pardon, aux patients) prêts à entrer de plain-pied dans un second millénaire assurément cyber-extraverti.

 

Arborant fièrement la tunique mythique des Chicago Bulls, un jeune athlète fixe l’objectif, le regard assuré, bien campé sur ses deux jambes. Image publicitaire classique du basketteur de haut niveau. Seule différence, il est équipé d’une orthèse (prothèse externe) au design racé, évoquant le membre artificiel d’un cyborg tout droit sorti d’un roman d’Isaac Asimov: il s’agit d’un projet estampillé Nike et nommé Air Jordan Prosthetic, oeuvre du designer Colin Matsko. Thierry Aslanian, directeur marketing du groupe Lépine, explique cette initiative de la célèbre marque à la virgule: « depuis environ 5 ans, plusieurs sociétés, surtout américaines, se lancent sur le marché quasiment vierge de la prothèse « bling-bling ». Même des sociétés dont ce n’est pas le métier, comme Nike, franchissent la frontière sport/santé, s’appuyant sur un marketing ludique et agressif. » Les Etats-Unis, avec une augmentation du taux de diabète de 90% entre 1998 et 2008 (dont une des conséquences est la perte d’un membre inférieur) et un nombre croissant de jeunes amputés de guerre revenant des champs de bataille d’Irak ou d’Afghanistan, se positionnent à la pointe de ce nouveau marché. Le Docteur Jacques Caton, chirurgien-prothésiste, voit ce genre d’interfaces humanisées, esthétiques et personnalisées comme « positives sur le plan de l’insertion et de la performance. De nouveaux matériaux permettent maintenant de fabriquer des orthèses haut de gamme, grâce à de nouveaux matériaux. Après tout, cela suit la logique d’une prothèse adaptée au mieux à tout un chacun. »

La société Ottobock, concevant déjà des matériaux de pointe pour les jeux paralympiques de Toronto, innove également avec la C-Leg, récemment commercialisée et désormais remboursée par la Sécurité Sociale. D’aspect un peu moins « sexy », celle-ci se démarque tout de même remarquablement des modèles de prothèses traditionnels. Première prothèse entièrement contrôlée par microprocesseur, elle permet des mouvements se rapprochant d’une démarche naturelle, supportant des traitements extrêmes telles que la marche en conditions difficiles, et possède un mode « sport » permettant la pratique d’activités telles que le vélo, le tennis ou même le snowboard. Ottobock propose aussi divers accessoires telles que des coques personnalisables disponibles en différents coloris.

Ces Rolls des prothèses promettent d’être une révolution tant d’un niveau technologique que du point de vue de l’affirmation de soi, démocratisant la pratique du sport pour « Monsieur Tout-le-Monde », et par là son intégration dans une société du corps transformé.

Bonus: la C-leg investit vos séries préférées.

 

 

Frank Festor, moitié homme, moitié robot, et bien dans sa peau

Amputé unilatéral et sportif de haut niveau, rompu à de nombreuses disciplines (course, marathon, VTT, traversées à la rame, escalade…), Franck Festor revient sur son expérience d’homme et d’athlète, évoquant sa condition dans le milieu du sport et du handicap.



Franck Festor,moitié-homme,moitié-robot,et bien dans sa peau
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Armelle Favre, psychologue du sport au CHU de Nancy, commente les propos de Franck Festor et analyse le statut du sportif handicapé et ses rapports avec les valides.