Un homme tend un portrait de Recep Tayyip Erdogan lors de la venue de Mevlut Cavusoglu à Metz le 12 mars 2017. ©Lucas HUEBER

Le 16 avril prochain les Turcs devront dire oui ou non à la réforme constitutionnelle voulue par le président et visant à étendre ses pouvoirs. Les turcs de l’étranger avaient eu jusqu’au 9 pour voter. Près de 175 000 turcs ont été visés par la campagne d’ Erdogan en Lorraine.

«On n’a pas encore montré les dents, mais s’il faut le faire, on le fera!» s’exclame Gungor, l’un des très nombreux partisans du président turc venu accueillir Mevlut Cavusoglu, le ministre des Affaires Étrangères Turc, à Metz. Il participe comme d’autres à la campagne d’ Erdogan en Lorraine. L’ambiance est plutôt électrique ce dimanche 12 mars : près de 2 000 Turcs de tout le Grand Est, voire même de Belgique, ont fait le déplacement et crient à qui veut l’entendre leur mécontentement.

La veille, les Pays-Bas ont refusé au ministre le droit d’atterrir sur leur sol. Le même soir, la ministre turque de la Famille, Fatma Betül Sayan Kaya, était elle aussi expulsée du pays et reconduite à la frontière allemande. Ils étaient tous les deux venus défendre le projet de réforme constitutionnelle du président Turc. Le ministre a trouvé refuge en France, «invité» par l’UETD, l’Union Européenne des Turcs Démocrates, une structure informelle proche d’Erdogan et qui quadrille tout le territoire européen.

Pour Murat Erpuyan, président de l’association A Ta Turquie à Nancy, le fait d’avoir accepté la venue du ministre a été un choix judicieux. «Le gouvernement a évité une crise diplomatique comme aux Pays-Bas.» En effet, la décision néerlandaise a déclenché un incident sans précédent entre l’Europe et Ankara, permettant à Erdogan de se victimiser allant jusqu’à qualifier les Pays-Bas de «régime nazi» à plusieurs reprises.

des manifestant protestent contre la venue d'un ministre d'Erdogan en Lorraine le 13 mars. ©Lucas HUEBER
Une cinquantaine de manifestants est venue dire « stop » à Erdogan le 13 mars, place de la Préfecture. ©Lucas HUEBER

Gungor, présent lors du meeting messin, vit en France depuis 40 ans. Il reprend l’accusation à son compte, entouré de beaucoup d’autres partisans. «Le nazisme, c’est ce que font les Néerlandais ! La vérité ça blesse ! Si on fait la même chose en Turquie, on dira qu’il n’y a pas de droits de l’Homme ! On va devenir puissants, l’Europe n’arrive pas à accepter ça. L’Europe joue double face, ils mentent !».

Les effets de la venue du ministre d’Erdogan en Lorraine

La France, contrairement à plusieurs de ses voisins européens, a officiellement accepté la visite du ministre Turc parce qu’elle ne présentait pas de risques de troubles à l’ordre public. Pourtant, le jour même, la situation a bien failli dégénérer non loin du meeting.  Au centre social Petit Bois, à Borny, des femmes turques et kurdes, accompagnées de leurs enfants, se sont réunies pour la journée de la femme, en signe de protestation contre la venue du ministre.

Céline, Kurde d’origine Arménienne arrivée en France à la fin des années 70, était présente sur place. «Des hommes pro-Erdogan sont intervenus parce qu’il y avait une forte représentation kurde». Ce jour-là au centre social, la tension est encore montée d’un cran avec l’arrivée des forces de l’ordre. Contactée, la préfecture de Moselle a prétendu qu’aucune force de gendarmerie n’a été mobilisée à Borny le 12 mars. Cette photo postée sur Facebook le 12 mars par un responsable local du PCF semble pourtant montrer le contraire.

tensions lors de la venue d'un ministre d'Erdogan en Lorraine le 12 mars 2017 -capture d'écran du réseau social Facebook
capture d’écran du réseau social Facebook

Pour Céline, aucun doute «c’était le MHP. Ils faisaient leur fameux geste du loup, avec la main.» Les «loups gris», c’est le surnom qui a été donné aux militants du MHP, le Parti d’Action Nationaliste Turc. Un parti d’extrême droite fondé en 1969, aujourd’hui allié avec l’AKP, le parti islamiste et conservateur d’Erdogan. Son slogan «Une nation, un drapeau, une patrie, un État» a été repris pour promouvoir le oui au référendum lancé par le pouvoir turc. Selon Guillaume Perrier, réalisateur du film «Erdogan, l’ivresse du pouvoir», la diaspora en Lorraine serait justement un foyer pour les loups gris. Jean Marcou, chercheur à Sciences Po Grenoble, qui travaille sur la Turquie contemporaine, confirme : «Il y a indiscutablement des spots MHP, qui sont assez visibles, parce qu’ils font du bruit et n’hésitent pas à se montrer.»

Si leur présence est indiscutable en Lorraine, il convient tout de même de nuancer ces propos, selon Murat Erpuyan. «Le MHP est en perte de vitesse en Turquie. Je pense qu’à Metz, ce sont des militants pro-Erdogan qui signaient comme les Loups Gris, sans pour autant en faire partie. Ce geste est d’ailleurs utilisé par les militants AKP comme par ceux du MHP.»

Si aucune goutte de sang n’a pour l’instant été versée dans l’Est de la France, c’est en Belgique que les Loups ont mordu. Le 31 mars dernier, trois kurdes ont été poignardés par des militants nationalistes devant l’ambassade turque à Bruxelles alors qu’ils se rendaient au bureau de vote.

Même si vous prenez une communauté française expatriée (notamment celle qui vit actuellement en Turquie), vous observerez la reproduction des dissensions domestiques, avec une polarisation gauche-droite importante.

La capacité des militants du MHP à faire du bruit ne reflète pas pour autant leur poids politique. Lors des législatives de 2015, le parti d’extrême droite était arrivé en quatrième position seulement chez les Turcs d’Alsace, derrière le parti pro-kurde HDP. D’ailleurs, à entendre Olivier Claudon, journaliste aux Dernières Nouvelles d’Alsace, les nationalistes ne seraient pas forcément unis sur la question du référendum : «Tous ceux qui s’en réclament [du MHP] ne vont pas aller voter oui au référendum.» A Strasbourg, où se trouve le bureau de vote, le parti tend vers le “oui”. Vers Mulhouse, il tend plutôt vers le “non”.

Mevlut Cavusoglu, ministre d'Erdogan au milieu des smartphones et des drapeaux avant sa prise de parole officielle à Metz en Lorraine. ©Lucas HUEBER
Mevlut Cavusoglu, au milieu des smartphones et des drapeaux avant sa prise de parole officielle. ©Lucas HUEBER

Au sein de la diaspora, on retrouve les mêmes types de tensions et de clivages politiques que ceux qui existent déjà en Turquie. Rien d’étonnant pour Jean Marcou, qui juge que «c’est le propre de toutes les communautés expatriées, à plus forte raison s’il s’agit de communautés de migrants. Mais même si vous prenez une communauté française expatriée (notamment celle qui vit actuellement en Turquie), vous observerez la reproduction des dissensions domestiques, avec une polarisation gauche-droite importante». Le vote des étrangers, entré dans les moeurs, a probablement contribué à cette polarisation politique, même si la participation des turcs de l’étranger n’a finalement pas dépassé les 50% déjà observés lors des législatives en 2015.

Chasse aux sorcières 2.0

A l’ère du numérique, les combats se mènent aussi sur les réseaux sociaux. Le 10 septembre 2015, le responsable de l’association messine Etud’action est publiquement insulté sur Facebook par un jeune Turc. Il la considère comme faisant partie de la «cemaat»la structure parallèle») et l’accuse d’être un «groupe considéré comme organisation terroriste par notre Etat (la Turquie)». Des propos cinglants, qui vaudront à leur auteur un procès en diffamation. L’affaire est en appel, audience prévue mai prochain.

La publication en question a depuis été supprimée du compte facebook de son auteur, qui semble malgré tout voir la signature de cette «cemaat» partout où l’on s’oppose au pouvoir d’Erdogan. Le 21 janvier 2016, il rend publique sa lettre de démission du Parti Socialiste de Moselle, qu’il accuse de soutenir «des organisations terroristes» comme le PKK.

capture d'écran Facebook
«Après la dernière déclaration, je voudrais mentionner que j’ai décidé de démissionner du parti. […] ils ont maintenant montré encore une fois qu’ils ne sont pas amicaux en soutenant des organisations terroristes». Capture d’écran Facebook
Cette chasse aux sorcières s’affranchit parfois des écrans. Comme l’a rapporté France Culture, des messages d’incitation à la haine ont été tagués sur un collège du Val de Marne et un centre de soutien scolaire a même été incendié dans l’Yonne au lendemain du putsch raté du 15 juillet 2016. Rien qu’en France, dix-sept associations – dont certaines se réclamant du mouvement de Fethullah Gülen, accusé par Erdogan d’avoir fomenté le coup d’état – ont vu leurs locaux vandalisés.

Voter… si Dieu le veut.

Les Turcs de l’étranger ont obtenu le droit de vote en 2014. Un savant calcul de la part d’Erdogan, qui sait que la majorité de la diaspora européenne est favorable à son parti. D’habitude, ils doivent se rendre au consulat de Strasbourg pour voter. Mais cette année les choses sont un peu différentes. C’est dans une salle appartenant à une organisation confessionnelle située dans le quartier de la Haute-Pierre que les électeurs ont dû se rendre. L’association en question est rattachée à la DITIB, l’Union Turque Islamique des Affaires Religieuses, un organe officiel de l’État. S’agirait-il d’une façon de dissuader certains votants, comme les Kurdes, de se déplacer ? Si oui, c’est raté, comme l’annonce Céline. «On s’est organisé entre nous pour aller à Strasbourg et rester à côté du bureau pour que l’on ne puisse pas voler nos votes».

Au regard de la façon dont le scrutin a été organisé, on peut effectivement suspecter des tentatives de fraude. C’est ce que craignent certains Turcs lorrains, comme ce jeune vendeur de kebabs, qui a tenu à rester anonyme. «L’élection sera truquée si elle ne se fait pas dans les consulats, et s’il n’y a pas de bonnes personnes à leur tête. Ça se passera, il faut faire attention». Les ressortissants avaient jusqu’au 9 avril pour s’exprimer. Les urnes étaient entreposées à Lyon, où le vote se déroulait aussi dans un centre religieux, avant d’être envoyés en Turquie par avion où les bulletins seront dépouillés seulement après le vote du 16, soit une semaine pendant laquelle les urnes seront entre les mains du pouvoir turc.

Un grain de sable pourrait néanmoins venir stopper la marche de la machine lancée par Erdogan. Plusieurs sondages prédisent la victoire du non avec une faible marge et ce malgré la drôle de campagne d’Erdogan chez les Turcs de l’étranger. Envers et contre tous, ses partisans continuent d’y croire coûte que coûte. Seyid, applaudi par la foule lors du meeting de Metz, l’assurait : «On soutiendra Erdogan jusqu’à la mort !»

Jean VAYSSIERES
Lucas HUEBER
Elie GUCKERT

Pour plus de photos des manifestations du 12 et du 13 mars 2017, vous pouvez vous rendre sur le Flickr de Lucas Hueber.