Invité du festival du film arabe de Fameck, le Suisse Emmanuel Graff traverse une nouvelle fois la frontière pour présenter La trace des pères, son troisième documentaire. Un long-métrage qui dépeint trois générations de Lorrains. Et un passé qui fait écho à l’actualité.

[toggle title= »Emmanuel Graff – retour sur son parcours »]

Il fait partie de cette génération née dans les années 60 en Lorraine. Celle qui a connu les belles heures de la sidérurgie, l’époque du « fer triomphant ». Il grandit à Uckange à jouer avec ses amis, fils d’ouvriers, sous un ciel rougit par les panaches des hautes cheminées.

En 91, alors qu’il sent monter un discours frontiste dans la région, il prend une caméra pour aller filmer la vie – le drame social parfois – qui se joue dans les usines. Sociologue de métier, il s’efforce de “casser les clichés” sur cette “terre d’immigration” qui l’a façonné, de rendre hommage à ses richesses et sa “diversité culturelle”.

Trois films en découleront. Le premier, “Sous le gueulard, la vie” a été tourné pendant la fermeture de l’usine d’Uckange. Le second, “L’héritage de l’homme de fer”, s’intéresse à tous ces bâtiments industriels fermés précipitamment. Aujourd’hui installé en Suisse, il dédie son troisième long-métrage aux hommes qui font vivre – ou faisaient vivre – cette industrie. “La trace des pères”, sorti en septembre 2013, est une série de témoignages de trois générations, des anciens ouvriers aux jeunes lorrains, en passant par les “quadras”.[/toggle]

Après déjà deux films tournés en Lorraine, pourquoi en sortir un nouveau ?

L’héritage de l’homme de fer donnait la parole aux gens du monde artistique ou politique. Je trouvais qu’il manquait la sueur du monde d’ouvriers. Alors je me suis lancé dans la foulée, accompagné d’un preneur de son de Fameck. La boîte de production Faux Raccord est venue m’épauler ensuite.

Pourquoi ce thème de l’héritage ?

Le film précédent portait sur l’héritage visible de la sidérurgie : les friches industrielles. L’idée était de faire le point sur l’héritage invisible : la transmission, la culture, la passation des histoires de familles. Et de le faire sur trois générations. On s’aperçoit que les anciens sont toujours là, que les quadras déplorent que les choses se perdent, et que la jeune génération a pour héritage un point d’interrogation.

Quel est le bilan que vous avez tiré de cette enquête sociale ?

Le besoin de témoigner. La Lorraine est une région mono-industrielle, on s’interroge sur ce que les anciens ont transmis de tout ça. Quand les usines ont fermé, la population a été traumatisée. Les gens ont accusé le coup. Il y a eu une intériorisation de la honte d’être viré, d’être en pré retraite. La sidérurgie a commencé à être vécue négativement. Les pères de famille ont arrêté d’en parler. Et leurs fils ont endossé cette souffrance et se sont tournés vers des métiers pour “réparer l’humain” comme le médical, le social ou l’éducatif .

Comment mettre en confiance ces personnes “brisées” sur un tournage?

C’est la technique de la  boule de neige : quelqu’un qui te présente à quelqu’un. Depuis 91, je suis sur le terrain, j’ai un réseau conséquent. Les gens me font confiance car je donne le sentiment d’être un peu plus proche d’eux que des gens de Paris qui viennent deux ou trois jours, amassent des images et repartent.

Dans votre film, les témoignages sont très forts, mais pas larmoyants…

Je ne suis pas partisan des larmes ou de la nostalgie. J’ai une vision dynamique de la mémoire, tournée vers l’avenir. J’essaie de lutter contre les clichés. Les anciens luttent contre cette vision nostalgique et me disaient qu’il fallait : « que l’on arrête de dépeindre [leur] génération comme une génération en souffrance ».

Quel est le témoignage qui vous a le plus marqué ?

La marche des ouvriers de Mittal jusqu’à Paris. Parmi eux, une fille d’une trentaine d’années m’a déclaré quelque chose que j’aurais rêvé de dire moi-même : « J’ai un nom Polonais, je suis Lorraine et mon mari est Normand. Mais je revendique une part alégrienne car j’ai habité quinze ans dans un quartier où tous mes copains étaient algériens. Je sais que ce n’est pas entendable dans la France actuelle, mais je le maintiens ». Moi-même, j’ai vécu dans un quartier, à Thionville, où 80% de mes voisins étaient algériens. Cette immigration a été déterminante dans l’industrialisation, donc dans la richesse de la région. On a tendance à l’oublier.

Actuellement justement, on sent une montée des extrémismes dans la population. Cela vous inquiète ?

Oui, d’autant plus que le discours frontiste a pénétré la classe ouvrière. Dans les années 90 j’ai appelé mon premier film « piqûre de rappel », pour rappeler aux gens leurs origines. Mais évidemment ça ne suffit pas. Aujourd’hui certains sont fiers de sortir de chez eux en disant qu’ils votent FN. Il y a une banalisation du discours. C’est un vrai danger. Si je traite toujours le thème de la migration en Lorraine, c’est parce que le sujet est loin d’être résolu.